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Rare échanson. Autour de L'Enlèvement de Ganymède de Rembrandt

Publié le 13 décembre 2011 par Jeanchristophepucek

 

rembrandt enlevement ganymede

Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyde, 1606-Amsterdam, 1669),
L’enlèvement de Ganymède
, 1635.

Huile sur toile, 177 x 129 cm, Dresde, Gemäldegalerie alte Meister.

 

Curieusement, les ouvrages sur Rembrandt que j'ai pu consulter à l'occasion de l'écriture de ce billet ne sont pas particulièrement diserts en ce qui concerne un tableau dont on ne peut certes pas prétendre, ne serait-ce que par ses dimensions, qu'il passe inaperçu. Le sujet qui y est représenté ou la façon dont le peintre l'a traité auraient-ils quelque chose à voir avec cette relative circonspection ?

 

Vous connaissez tous l'histoire du prince troyen Ganymède qui était, si l'on en croit Homère, un adolescent d'une telle beauté que Zeus, pourtant célèbre dans tout l'Olympe pour ses multiples conquêtes féminines, fut sensible à ses appas et, grand transformiste qu'il était, se métamorphosa en aigle pour l'enlever. Voici comment le vieil Ovide raconte cette légende :

« Le souverain des dieux jadis brûla d'amour pour le phrygien Ganymède ; (...) [Jupiter] ne jugea digne de revêtir la forme que de l'oiseau qui pouvait porter sa foudre. Aussitôt, battant l'air de ses ailes d'emprunt, il enlève le petit-fils d'Ilus lequel, aujourd'hui encore, mélange le breuvage dans la coupe et, malgré Junon, présente le nectar à Jupiter. »

Métamorphoses, X, 155-161, traduction de Georges Lafaye,
Les Belles Lettres, 1928/2002.

Mise en parabole du fait de civilisation que représentait la dimension éducative de la pédérastie dans la Grèce antique (je renvoie les lecteurs qui souhaiteraient en savoir plus sur ce point à l'ouvrage de référence d'Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, 1948, Seuil), cette histoire devenue évidemment un brin sulfureuse aux yeux de la morale chrétienne a pourtant inspiré nombre d'artistes de la Renaissance, principalement en Italie. Pour saisir l'originalité du traitement que lui réserve Rembrandt, je vous propose de commencer par reculer d’un bon siècle afin d'observer deux réalisations italiennes sur ce thème.

baldassare peruzzi enlevement ganymede
Baldassare Peruzzi (Sienne, 1481-1536),
L'enlèvement de Ganymède
, c.1509-14.

Fresque, Rome, Villa Farnesina.

 

Le précurseur Peruzzi demeure encore assez sage, conférant à son Ganymède une apparence suffisamment androgyne pour qu'avec la distance, puisqu'il s'agit ici d'une décoration de plafond, on puisse éventuellement le confondre avec la femme qu'il n'est pas, la position du corps, qui fait songer à une baigneuse, étant étudiée pour ne rien révéler de ce que le tissu souligne en le dissimulant, cette façon de procéder étant typique de l’esthétique que l’on nomme maniérisme.

michelangelo buonarroti enlevement ganymede

Michelangelo Buonarotti (Caprese, 1475-Rome, 1564),
L'enlèvement de Ganymède
, c.1533.

Craie noire sur papier, 36,1 x 27 cm,
Cambridge (Massachusetts), Fogg Art Museum.

 

Avec Michel-Ange, comme on pouvait s'y attendre, on ne cache plus rien et, s'agissant d'un mythe dont on imagine sans peine qu'il trouvait en lui des résonances intimes, d’autant que l’artiste réalise ce dessin dans les années qui voient sa rencontre avec Tommaso de’ Cavalieri (1532), les intentions sont claires. On ne peut nourrir aucun doute ni sur le sexe de Ganymède, ni sur les desseins de l'aigle Zeus à l'égard de son otage ; ici, c'est bien un couple d'amants qui est représenté, l'un plein de force conquérante, l'autre d'abandon consenti. Notez, au passage, que la position du corps du jeune homme peut faire songer à celle du Crucifié, induisant une idée d'élévation spirituelle qui ravira ceux qui tiennent absolument à évacuer les connotations (homo)sexuelles de l'œuvre de Michel-Ange, mais peut aussi se lire comme une volonté de sacraliser la chair, guère surprenante chez un artiste dont tout l'œuvre témoigne d'une volonté de synthèse entre inspirations sacrée et profane.

Avant de revenir à Rembrandt, attardons-nous un instant sur un peintre qui fait le lien entre Écoles du Nord et du Sud, Petrus Paulus Rubens.

petrus paulus rubens enlevement ganymede

Petrus Paulus Rubens (Siegen, 1577-Anvers, 1640),
L'enlèvement de Ganymède
, c.1636-37.

Huile sur toile, 181 x 87,3 cm, Madrid, Musée du Prado.

 

Rubens a peint Ganymède à deux reprises, une première fois vers 1611-12 (Vienne, Palais Schwarzenberg, voir ici), une seconde quelques années avant sa mort. L'une et l'autre version présentent le point commun d'exposer, au premier plan, une physionomie d'adolescent relativement massive, d'esprit nettement michelangelesque tempéré néanmoins d'un peu de souplesse. Mais là où le tableau de Vienne représente, dans une attitude pleine d'une noblesse encore renaissante, voile de pudeur à l'appui, le jeune homme installé dans sa fonction d'échanson sur fond de banquet céleste, celui de Madrid, lui, élimine tout élément propre à détourner l'attention pour se concentrer exclusivement sur le moment du rapt, rendu avec un dynamisme doublé d'une charge érotique nettement plus explicite. Non seulement rien ne vient cacher les formes vigoureuses de Ganymède (symptomatiquement, le voile de pudeur de la version de Vienne est ici rejeté sur l'épaule), mais prêtez attention à la position du carquois de l'adolescent ; point n'est besoin de trop forcer l'imagination pour décrypter ce que le peintre a voulu signifier ici.

rembrandt enlevement ganymede dessin

Rembrandt Harmenszoon van Rijn,
L’enlèvement de Ganymède
, c.1635

Plume et encre brune, lavis brun, 18,3 x 16 cm, Dresde, Kupferstich-Kabinett.

 

La réalisation de Rembrandt, contemporaine de la seconde version de Rubens, instaure une indiscutable rupture dans la tradition iconographique attachée jusqu'alors à la légende de Ganymède. Pour tenter de comprendre comment le tableau fonctionne, il faut savoir que le dessin de Michel-Ange présenté supra a été largement diffusé en Europe et se reporter également à l'esquisse préparatoire de l'œuvre de Rembrandt conservée à Dresde, placée en tête de ce paragraphe ; ces deux éléments vont nous permettre d'expliciter, au moins en partie, ses intentions.

Il semble clair que ce que le peintre ou son commanditaire ont choisi de retenir du mythe, c'est qu'il s'agit avant tout d'un enlèvement, donc d'un acte barbare. De cette prise de position, le dessin témoigne peut-être encore mieux que l'œuvre achevée, par l'emportement de ses griffures de plume, mais aussi l'expression du visage de Ganymède : sur la toile, il pleurniche, sur le dessin, il hurle. Dans le travail préparatoire, règnent en maîtresses la violence et la détresse, aux antipodes des poses alanguies, des visages mêlant pâmoison et triomphe et de l'atmosphère pastorale transmis par la tradition italienne, dont le meilleur exemple se trouve peut-être chez Le Corrège (c.1531-32, Vienne, Kunsthistorisches Museum, voir ici). Il apparaît même assez nettement que le projet de Rembrandt a justement consisté à exposer l'exacte antithèse de cet héritage. Ganymède, un bel adolescent au corps désirable sculpté par l'exercice ? Non, un jeune enfant grassouillet au visage déformé par la peur et la douleur. Son enlèvement, un noble acte d'amour ? Non, une voie de fait terrifiante qui lui fait perdre toute contenance à tel point d'ailleurs qu'il en pisse de peur. Même s'il est possible, comme l'on fait certains commentateurs, de voir dans ce jet liquide une évocation du caractère sexuel des entreprises de Zeus ou la préfiguration bouffonne de l'avenir de Ganymède transformé en Verseau, il me semble cependant patent que le propos de Rembrandt est, avant tout, de faire un sort à un mythe que Michel-Ange, au siècle précédent, avait largement contribué à sacraliser.

Tournant en ridicule, par l'introduction d'éléments d'un réalisme cru, un épisode de la mythologie antique, Rembrandt rompt clairement ici avec un des idéaux de la Renaissance, en traitant, pour employer les termes de l'art rhétorique, un sujet élevé en ayant recours à un style bas. Le décalage savoureux et plein d'ironie entre le fond et la forme, outre le plaisant et tout baroque effet de surprise qu’il crée en déstabilisant le spectateur, constitue un de ces discrets manifestes que l’on observe, au XVIIe siècle, chez d’autres artistes des Pays-Bas, comme Jan Steen, et qui visent à signifier leur volonté d’émancipation vis-à-vis des modèles italiens.

 

Accompagnement musical :

 

Jacob Van Eyck (c.1590-1657), Der Fluyten Lust-hof (1644-1646-1649) :

1. Malle Symen

2. Boffons

 

Ensemble Armonia e Invenzione
Luis Beduschi, flûtes & direction

 

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1 CD Eloquentia EL 1126. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.


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