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Code éthique (4) : la neutralité

Publié le 13 décembre 2011 par Stéphan @interpretelsf

Après le secret professionnel puis la fidélité, voici le troisième et dernier article du Titre premier du Code éthique des interprètes/traducteurs en langue des signes française : la neutralité.

“L’interprète ne peut intervenir dans les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas transparaître dans son interprétation”.

Code éthique (4) : la neutralité
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La neutralité est un principe fondamental dans l’exercice du métier d’interprète. Les interlocuteurs sont seuls responsables de leur propos. L’interprète n’intervient pas pour corriger, changer, juger expliquer ou conseiller les usagers, sourds ou entendants comme s’ils étaient des enfants irresponsables.
Durant un entretien, inutile de le solliciter, de lui demander son avis ou un conseil, il ne vous répondra pas, il n’est là “que” pour traduire les échanges.

La dernière phrase de la définition est peut-être la plus importante. Quoiqu’il puisse en penser, l’interprète ne doit en aucune façon laisser transparaître son opinion, ses propres convictions ; politiques, religieuses, philosophiques, bien sûr. Mais aussi culinaires (ne pas faire de grimace quand on traduit une recette de tripes à la mode de Caen alors qu’on déteste les abats), esthétiques (pas de réflexions désagréables sur la tenue vestimentaire de l’intervenant), culturelles (même si on s’endort tandis que parle l’artiste il ne faut pas bailler durant la traduction) etc.
Donc non seulement on s’abstient de tout commentaire mais aussi de toute mimique ou attitude qui pourrait faire apparaître notre désaccord ou notre pensée intime (ne pas lever les yeux d’exaspération face à la vacuité des propos qu’on traduit).

On pourrait objecter que l’interprète, justement interprète une pensée. Il la restitue dans une autre langue en utilisant sa propre perception, sa propre compréhension, ses propres filtres, auxquels s’ajoutent les contraintes lexicales, grammaticales ou sémantiques de la langue cible. C’est pourquoi sa neutralité ne peut être totale.
Certes, mais il s’agit alors de neutralité subjective inhérente à toute interprétation. Or dans l’article 3 du Code de l’Afils, il est bien question de neutralité objective et non subjective. C’est à dire de la volonté de l’interprète de ne pas modifier un discours afin de le restituer au plus près de ce qu’il estime être la pensée du locuteur.
C’est pourquoi, lorsque nous traduisons, nous utilisons la première personne du singulier. Lorsqu’une personne énonce “je vous présente mes collègues”, l’interprète traduit  tel quel dans l’autre langue “je vous présente mes collègues”.

Je suis il (ou elle), je m’efface.
Néanmoins, si on parle parfois de transparence dans l’interprétation, cela ne signifie pas que l’interprète est tellement efficient qu’il disparaît de champ de la communication et devient presque évanescent.
Cette notion, en situation de liaison plus particulièrement (interprétation d’un rendez-vous, d’une réunion à trois ou quatre personnes maximum) signifie que rien de ce que fait ou dit l’interprète ne doit apparaître comme opaque à l’une des personnes présentes. Transparent s’oppose donc à “opaque” et non à “visible”. Si l’interprète est obligé de faire un aparté avec l’un des intervenants il doit informer les autres de la nature de leur conversation.

Prenons un exemple concret :
Je traduisais un entretien entre un parent d’élève sourd et un professeur. Soudain, le professeur se tourne vers moi et me demande «je serais curieux de savoir comment vous faites pour différencier dans votre traduction le mot chat du mot chatte».
J’ai d’abord traduit sa question et comme le professeur insistait j’ai dû un instant interrompre les échanges et expliquer en français que j’étais ici comme interprète et que je ne pouvais pas en plus endosser le rôle d’enseignant en langue des signes. Donc soit la personne sourde lui expliquerait directement et je la traduisais vers le français), soit nous en parlerions à l’issue de la réunion.
Puis je me suis “auto-interprété” vers la LSF.

On comprend bien que s”il est transparent sur un plan déontologique (neutralité), l’interprète ne peut pas l’être au niveau de sa place dans la communication. Il n’est pas un magicien invisible qui va permettre aux usagers d’oublier qu’ils ne parlent pas/signent la même langue.

On pourrait croire que rester neutre est facile qu’il suffit pendant un entretien de ne pas donner son avis, de se contenter de traduire sans émettre de jugements de valeur. Ce n’est malheureusement pas toujours aussi simple à concevoir et à vivre.
Voici un exemple pour illustrer mon propos et montrer les implications que peut avoir ce concept qui ne cesse d’interroger les interprètes.

Il s’agit d’une consultation médicale dans un hôpital parisien.
La patiente, âgée, était reçue par un médecin du service d’oncologie. Un peu perdue, elle était ici pour qu’il lui remette les prochaines dates de son hospitalisation pour des séances de chimiothérapie.
À la question du médecin «comment allez-vous ?», elle se lança dans un long monologue cherchant à faire comprendre qu’elle ne se sentait pas bien, qu’elle n’avait plus faim, qu’elle perdait un peu la tête. Durant ce temps, le médecin, qui ne semblait pas l’écouter, remplissait des fiches sur les futurs traitements. Puis il se retourna vers elle, l’interrompit et lui demanda si elle partait en vacances. Elle expliqua que non, car elle était seule, sans enfant…
Bref cette femme cherchait à communiquer ses angoisses et ses questions à son praticien qui manifestement s’en fichait, volontairement ou pas. À la fin il lui dit simplement : «parfait, on se revoit le 17 pour le traitement, tout ira bien». Puis il lui remit deux ordonnances presque identiques sans lui expliquer que l’une était pour l’hospitalisation et l’autre pour un traitement à prendre quelques jours avant. Et il nous salua.
En quittant l’hôpital j’ai aperçu cette femme assise un peu plus loin sur un banc, les deux ordonnances à la main, essayant de comprendre ce qui venait de se passer.

Dans ce cas, il n’était pas «techniquement» difficile de rester neutre, il suffisait simplement de ne pas intervenir et de traduire fidèlement les propos de chacun.
En revanche, moralement, c’était plus compliqué, faut-il signifier au médecin que Madame flotte un peu, dois-je m’assurer auprès de la femme qu’elle a tout compris.
Bien sur, je ne suis pas intervenu : le médecin savait parfaitement ce qu’il faisait (et à mon avis son attitude devait être la même devant un sourd ou un entendant) et la patiente avait la possibilité de dire qu’elle ne comprenait rien.

Mais il faut le reconnaître, ce genre de situation laisse un goût amer dans la bouche on peut se sentir un peu désemparé.
En effet, l’interprète ne peux s’empêcher d’éprouver une certaine empathie pour tel ou tel usager et du fait de sa neutralité, cette empathie trouble parfois son affect en lui donnant peut-être, le sentiment d’abandonner la personne à son sort. Et pourtant il faut s’y tenir car, en dehors de toutes les justifications professionnelles et déontologiques, c’est aussi pour lui un moyen de se protéger, d’éviter un trop grand sentimentalisme qui pourrait perturber sa rigueur, son professionnalisme.

Pour conclure je laisse la parole à Jean Dragon, un médecin qui lui ne manque pas d’humanité : «l’interprète a pour rôle de permettre le dialogue entre, au moins, deux interlocuteurs. Il doit être transparent. Bien sûr la manière dont il traduit, légèrement différente d’un interprète à l’autre, laisse toujours passer un peu de subjectivité. Cependant, il doit veiller à ce que cela ne déforme pas l’intention des locuteurs».

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Pour rédiger cette série sur le Code éthique, je me suis servi de l’ouvrage “L’interprétation en Langue des Signes” de A. Bernard, F. Encrevé et F. Jeggli ainsi que du mémoire de Sylvie Boulet : La gestion de l’affect chez l’interprète en langue des signes française / français .



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