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Diesmal de Francis Cohen (par Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Cohen_diesmal_face_bFrancis Cohen a déjà publié huit livres et dirige avec Sébastien Smirou la récente Ligne 13 dont le premier numéro, sous-titré Tirer-un-trait, a paru au printemps 2010. Diesmal constitue avec Zwar, publié au Théâtre Typographique en 2008, un diptyque : dérobade du sujet à sa langue, déterritorialisation du verbe, désaccords et discordances entourant l’indestructible devoir du dire. D’un titre à l’autre, explique Francis Cohen, « la langue a perdu son titulaire. Dans le précédent livre, le délire de la langue allemande saturait la possibilité du poème, le poème étant toujours-déjà-dit dans l’autre langue ». C’est au tour du français de délirer : dans ce verbe persistent pourtant les mots lire, relire et délier. Le trouble qui saisit la langue n’entame pas son obstination à poursuivre l’expérience des choses par celle des mots. 
Diesmal, c’est-à-dire « cette fois-ci », « pour le coup », s’oppose donc à Zwar, qui signifie « certes », « en effet ». Ce qui est en jeu, dorénavant, est pointé du doigt, photographié par une langue qui considère le fait, rien que le fait, et déjoue les motifs, rejetant toute tentation narrative, explicative ou argumentative. La langue dans son plus simple appareil, constituée d’une série de mots relativement limitée — énigme, fiction, père, mère, nom, mesure, lettre, image, phrase, analogie pour les noms communs par exemple —, énonce des actions qui s’imposent telles des scènes familiales traumatiques et silencieuses, la mère étant toujours qualifiée de « descriptive », le père, lointain, intervenant comme une figure fantomatique. Un traumatisme a eu lieu (fuite, arrestation, séquestration, déportation du père ?) qui s’est inscrit, d’emblée, dans la langue et a fait du fils un vacataire, un précaire, un sujet toujours susceptible d’être encore plus violemment abandonné par les mots qu’il ne l’a déjà été par l’humanité. Le départ, la perte, la disparition du père blessent les possibilités de parole dans lesquelles toutes les ombres aimées et redoutées s’inscrivent pourtant. Langue engluée dans ses homonymes (« la voix [la voie ?] ferrée/si fort me tourmente/ce que j’entends/et pour voyage/un trou donne/à voir un peuple entrant sortant/noircir un long ailleurs/et où ? »). Parole contrainte à l’oblique et au questionnement incessant, qui cache le nom sous le non. Langage verbal syllabique découpé par l’enfant jusqu’à saisir l’ossature des sons. Adulte, il poursuit ces travaux plastiques, cette fois vis-à-vis d’une page sur laquelle toutes les lignes, comme la diversité des signes, esquissent des axes ou des blocs, des horizons fermés, des creusements interrompus : paysage défiguré et spectral qui traverse le manque et le nomme, énoncés crépusculaires dé-pensant la mémoire et les images de l’enfance. Un certain (incertain ?) français a implosé, mais il se prête avec une lenteur obstinée à cette déflagration instituante. Ne restent que quelques pièces d’un puzzle qui fut peut-être complet. Langue, mon prochain, voici comment continuer la lecture de ce processus énigmatique : prochain désignant peut-être l’ami, le parent, celui qu’une proximité mentale et amoureuse ne pourra jamais effacer, tant hier que demain.  
La voix endeuillée est arrachée à la chair et aux matières qu’elle redouble. Elle chante sans accompagnement musical, neutralise la tendresse comme la mélodie, et traverse plutôt qu’elle ne les porte les fragments textuels ici consignés. Voix saturée de doubles, ou au contraire creusée de l’intérieur, voix d’outre-tombe ou d’outre-enfance, qui, remontant d’on ne sait où, à partir d’une origine en fuite, espère pourtant un accès à la présence, dans l’alignement du père. Voix muette et à jamais privée de sommeil, qui, tel Hamlet, revient sur les lieux du crime, contrainte à une veille interminable.  
Ni vindicte, ni vengeance, ni malédiction. 
Cette fois, donc, la poésie est faite de morceaux d’images, de mots témoins, de brisures de sens et de souvenirs conjurés qui prélèvent, dans le matériau biographique, de quoi, malgré tout, rester dans le nom, la parole, ce flux de sons et de sens, et tendre « vers lui » comme l’écrit l’un des derniers fragments rapportés : « Vers lui : s’il eût parlé je n’eus fait de sa phrase qu’une injonction à ne pas me dire ou la traduction de son impasse. Vers lui, le visage que je ne vois pas se range dans une enveloppe. […] Vers lui, à ce moment de la négation, quand sa présence fut saisie, souffrant, je perdis au deuil de ce nom le dire ». Dessaisissement du lui, certes, mais saisissement d’une direction et d’un chemin : un passage ralenti dans l’exacte mesure du dire. 
 
[Anne Malaprade] 
 
lire cette autre note de lecture d’Anne Malaprade sur un autre livre de Francis Cohen, En finir 
 

Diesmal,  Éditions Nous, 12 €


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