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TOC 5 - De la gêne de l'autre et de ses vices comme prétexte

Publié le 24 décembre 2011 par Marc Villemain

En octobre 2003, à l'initiative d'Arnauld Champremier-Trigano et Pierre Cattan, naît le magazine TOC, qui fera paraître trente numéros jusqu'en 2007. J'eus la chance de participer à cette création, chargé, dans les premiers temps, de m'occuper d'un divertissement que je baptisai Les Gullivériennes (page illustrée par Guillaume Duprat). Il s'agissait, selon la notule explicative, d'adresser chaque mois "à mon cousin Gulliver une lettre sur le fabuleux mélange de la grande ville." Voici la quatrième de ces chroniques.

TOC 5

 LETTRE 4 - De la gêne de l'autre et de ses vices comme prétexte

L’homme est à ce point porté à vivre qu’il croit sincèrement que le monde progresse en avançant. Cette croyance très enfantine le persuade que changement est progrès, nouveauté promesse, et retour, recul. Ce positivisme irraisonné ne saurait d’ailleurs déconcerter outre-mesure, tant il est écrit qu’il doit nous mener par le bout du nez.

Mon propos n’est pas sans quelque obscurité, mon bon cousin : je m’en vais donc te l’expliquer d’un bon pas. Un compère que je retrouvai dans une taverne de la rue des Lombards, fumeur endurci de son état, arguait qu’il ne concevait pas pourquoi son vice, n’importunant personne il y a seulement dix ans, attirait aujourd’hui sur lui foudres particulières et remontrances unanimes. La chose me parut inconvenante, et je me fis fort de lui exposer en deux phrases aimablement ciselées que les effluves de cigarette occasionnaient un trouble physique péniblement répréhensible, et que la liberté de fumer ne valait que tant qu’elle ne bornait pas celle des autres à respirer. Tandis que je lui en faisais la remarque, me vint toutefois la pensée que je n’expliquais ce disant en rien le fait que le sentiment de gêne ait crû au fil des temps – comme il en va de la sensation d’insécurité, dont la courbe croissante dépasse en intensité et en célérité celle de l’insécurité constatée. Mon ami ne se sentit guère en souffrance de rétorquer qu’il ne se sentait nullement concerné par telle réprobation, car homme à se soucier d’autrui : j’ai pu constater en effet à quel point il prenait sur lui d’écraser son vice lorsque l’entourage lui paraissait chagriné. Aussi me retrouvé-je bien contrarié – je veux dire à court d’arguments. N’ayant plus guère à ma disposition que la pauvre fibre sentimentale, et non sans quelque affection véritable, j’en vins à flétrir son affligeante aptitude à écourter le temps de son existence. L’homme étant de ces stoïques qui ont depuis belle lurette fait leur deuil de toute éternité, un accueil prévisible ponctua mon assertion. Une telle résistance à la raison est à mon esprit proprement affolante, mais je confesse n’avoir su la contrer absolument.

J’arguais enfin de l’affection des siens, et du besoin dans lequel ils se trouvaient de le savoir bien portant. À cette outrancière démonstration de tendresse, il sut opposer un regard que lustrait un peu de douceur et de reconnaissance. Las, sortant sa pierre à briquet, emplissant mon verre d’un Chivas à l’ambre poussiéreux, considérant enfin le pianiste qui introduisait un chant de Coltrane, il conclut plaisamment : « S’ils m’aiment, ils aimeront tout autant mon souvenir. » À cette sagesse-là, cousin, aussi triste que belle, je ne pus répondre. Et compris que mon ami est un homme libre pour qui la liberté de mourir n’est pas moins forte que celle de vivre.

Ton très raisonnable cousin.


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