L’analyse de la Danseuse écrivant laisse finalement plus de questions que de réponses. D’où l’idée d’interroger d’autres oeuvres de Pierre Carrier-Belleuse, toujours dans sa veine dansante.
Tâche peu aisée, car la plupart sont toujours dans le domaine privé, et n’ont laissé de traces que dans les catalogues de ventes aux enchères ou sous forme de cartes postales. De plus elles ne sont pas toutes datées, et il est difficile de reconstituer une série chronologique.
Le tambourin brisé
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PCB, surtout dans ses oeuvres tardives, n’est pas homme à reculer devant un symbole qui claque : c’est ainsi qu’il importe dans le monde de la danse quelque chose d’analogue à la Cruche cassée de Greuze… en moins délicat !
Nous voici prévenus : plus le sujet sera léger, plus le symbole sera lourd !
Le chat de la ballerine
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PCB fait partie de ceux qui appellent un chat un chat : d’ailleurs il n’hésite pas à en placer au beau milieu de la composition, lorsqu’il faut bien faire comprendre au spectateur ce à quoi il doit s’intéresser.
Danseuses en déshabillés
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De même, lorsque le sujet est officiellement un striptease, PCB l’annonce par des diagonales ajustées avec la précision d’un réticule d’artilleur.
Danseuses jouant aux cartes assises
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Si les danseuses sont statutairement de grandes filles qui montrent leurs jambes, ce sont aussi des petites filles qui ne pensent qu’à jouer dès qu’elles ont un moment.
Ces deux-là mettent tutu par terre pour taper le carton, tandis qu’une compagne, derrière, s’exerce de manière plus gracieuse à la barre.
Danseuses jouant aux cartes couchées
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Même thème, mais cette fois à plat ventre. Les tutus blancs en éventail ramènent le regard sur les décolletés pigeonnants, tout en l’incitant à traverser la barrière qui interdit l’accès à la partie intéressante de ces femmes coupées en deux.
Danseuses lisant un livre
Gravure de R.Piguet d’après Pierre Carrier-Belleuse
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Même composition, version bon genre. Les tutus jouent toujours leur rôle restrictif : émoustillant pour l’acheteur masculin et rassurant pour sa moitié.
Danseuses jouant aux osselets
Dans ce pastel improbable, une ballerine déguisée en guêpe se prépare à jouer aux osselets, sous les yeux d’une copine attentive. Quatre osselets sont disposés par terre ; le cinquième, que la fille tient dans sa main gauche, doit être celui qu’on appelle le « père », elle l’examine pour bien le repérer.
L’une est assise, l’autre vautrée : leurs jambes étalées en V sont celles de gamines insouciantes, tandis que leur décolleté pigeonnant et le crêpe de leurs tutus en corolle leur font des appas de veuves noires.
Il nous est signifié que les danseuses sont agiles, piquantes, paresseuses et infantiles. Et qu’elles adorent jouer avec ce qui reste des vieux messieurs une fois qu’on les a sucés jusqu’à l’os…
Le cadeau
A l’opposé des danseuses manipulatrices, voici la danseuse manipulée. Celle-ci, écrin ouvert sur ses jambes serrées, est dans l’expectative quant au bijou qu’elle vient de recevoir. Donnera-t-elle une suite favorable ?
Le peintre semble nous livrer une opinion pessimiste sur la chose : l’emballage tombé par terre est accompagné d’une une faveur bleue, du même ton que la ceinture de la jeune danseuse en blanc. Manière de dire qu’elle-même n’est rien de plus qu’un paquet-cadeau pour messieurs riches, bientôt déshabillée, froissée, jetée…
Danseuse lisant une lettre
La composition est presque la même, mais le bijou est remplacé par une lettre, le papier-cadeau par l’enveloppe jetée par terre. Du coup, la danseuse est cette fois tout en blanc, comme la lettre et l’enveloppe.
Son air désabusé semble dire qu’elle est bien consciente de la métaphore : d’abord ouvrir la lettre, ensuite ouvrir les jambes.
Saluons par ailleurs l’apparition du canapé, dont nous reconnaissons la marqueterie.
Danseuse tenant une lettre
Pour ce qui douteraient de la métaphore entre danseuse et lettre, en voici une nouvelle version : tandis que le tutu se casse contre le mur, l’enveloppe jetée par terre se casse contre la plinthe.
Deux danseuses lisant une lettre
Même thème, mais cette fois la destinataire de la lettre ne nous regarde pas, et elle est en compagnie d’une amie, ce qui banalise le sujet et supprime toute tension négative : un poulet dont on partage le contenu reste dans la normalité de la vie de ballerine. Et les fleurs dans le vase rappellent qu’elles sont bien, toutes deux, des sortes de fleurs en tutus.
Saluons une nouvelle apparition : celle du guéridon d’acajou, qui devait faire partie du mobilier du maître. Nous avons la confirmation qu’il n’était pas en demi-lune, mais circulaire.
Danseuse lisant le journal
1890, Far Eastern Art Museum , Khabarovsk
Enfin terminons la série par une danseuse qui n’est ni une proie, ni une oie blanche : installée à son aise dans un fauteuil, la cuisse haute, un coussin sous le pied, elle parcourt Le petit Journal : titre populaire, bon marché, et plein de faits divers croustillants. « Ne m’embêtez pas quand je lis ! » semble être son message explicite à d’éventuels admirateurs.
Trivialité de la posture, trivialité de la lecture… Le peintre exploite ici un nouvelle thématique : celle de la déesse descendue du piédestal, de la fée des planches aux pieds sensibles. Et ce faisant nous fait partager le plaisir sacrilège du fantasme démystifié.
La danseuse-chimére
La Danseuse écrivant combine ces différents thèmes, mais de manière contradictoire : elle nous regarde comme une désolée mais lève la jambe comme si nous n’étions pas là. De plus, par rapport aux attitudes passives de ces consoeurs (tenir un bijou, lire une lettre ou le journal), elle est la seule qui se livre à une occupation active : la noble tâche d’Ecrire.
Prenons le haut de la Danseuse lisant une lettre ainsi que le bas de son canapé ; prenons le guéridon des Deux danseuses lisant une lettre ; ajoutons-leur les jambes de la Danseuse lisant le journal, sans oublier son coussin : nous obtenons par synthèse une chimère très convainquante de notre Danseuse écrivant : il ne reste qu’à lui roussir les cheveux et bleuir les yeux pour que la ressemblance soit totale.
Voilà d’où proviennent toutes les bizarreries : le coussin sous le pied ; le tutu qui grimpe inexplicablement sur la table ; l’écritoire qui a la place de se caser parce que le plateau du guéridon est circulaire.
Toutes ces indications déconcertantes tiennent non pas à la subtilité de PCB, mais à sa méthode de production : pour économiser le matériel et les modèles, il découpe et recolle les morceaux.
Terminons en beauté par un exemple triomphal de cette technique…
Vers l’Amour
Salon de 1910
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La soixantaine arrivant, PCB renouvelle sa gamme : aux filles des planches succèdent les filles des plages.
Au Salon de 1910, il nous en montre trois qui accourent vers le spectateur en robes transparentes, les yeux pleins de bonne volonté. Sauf celle de gauche qui les masque de la main, en un geste qui pourrait être de pudeur charmante, à la dernière minute de l’enfance. En fait, c’est simplement qu’elle a perdu son chapeau (visible à l’arrière-plan) et que le soleil en haut à gauche l’éblouit.
Vers la Victoire
1915
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Fidèle à son économie de recyclage, PCB en pleine guerre se contentera de remplacer le chapeau de celle de droite par l’Union Jack, et de vêtir celle du centre aux couleurs tricolores, non sans renforcer le message par un petit drapeau pédagogique à l’arrière plan, à l’usage du spectateur pressé. Quant à celle de gauche, il suffira de lui déplier le bras pour lui faire brandir le drapeau russe.
Ainsi les nymphettes énamourées de l’avant-guerre se transforment, à peu de frais, en un trio de propagandistes enthousiastes de laTriple Entente, ouvrant à PCB le marché prometteur des cartes postales de guerre.
La préoccupation de PCB n’est pas, comme Degas, de fixer avec réalisme un instant de la vie d’un corps de ballerine ou d’un corps de ballet. Il cherche surtout à produire des danseuses en série, suffisamment variées pour satisfaire des clients qui réclament tous des tutus, mais chacun le sien.
Aussi explore-t-il méthodiquement les possibilités de la combinatoire : on peut parier qu’un jour réapparaîtront des pastels qui combleront les cases vides…
Quelquefois, à force de recoller des morceaux, PCB finit par s’emmêler les pastels, comme la prouve sa Danseuse écrivant qui est bien incapable d’écrire ! Ce qui nous intriguait ne résulte probablement pas d’une recherche profonde : juste des effets collatéraux du collage.