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Tout sur le jazz - rien sur son secret

Publié le 26 décembre 2011 par Marc Villemain

Qu'est-ce qu'on joue maintenant ? Le répertoire de jazz en action - Howard S.Becker & Robert R. Faulkner     Le nouveau dictionnaire du jazz - Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli

Le nouveau dictionnaire du jazz
Chroniquer un dictionnaire n'étant pas dans mes cordes, je ne peux que vous convier, et instamment avec ça, à découvrir par vous-même et à acquérir ce Nouveau dictionnaire du jazz qui, sous la maîtrise d'ouvrage de Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, constitue une somme sans doute assez parfaite. Tout ou presque y est abordé, pour peu que cela ait un certain rapport avec le jazz - et c'est là que commence la difficulté, donner une définition du jazz étant à la fois aussi vain que de chercher à me persuader de la sapidité d'une dinde aux marrons ; surtout, et sans jouer au farouche libertaire, parce que le jazz est sans doute, de toutes les musiques, celle qui a le rapport le plus consubstantiel, le plus métaphysique, à la liberté. Dans tous les cas, l'amateur, éclairé ou désireux de l'être, ne peut pas ne avoir avoir cette somme sous la main ; c'est paru chez Robert Laffont, dans la déjà fameuse collection Bouquins.

Qu_est_ce_qu_on_joue_maintenant___Becker_et_Faulkner
Mais c'est d'un autre ouvrage, plus dialectique, donc plus problématique, que je voudrais dire un mot. Il est l'oeuvre de deux sociologues américains, Howard S. Becker et Robert Faulkner, sociologues dits interactionnistes et eux-mêmes musiciens de jazz, ce qui est une bonne chose, dès qu'il s'agit de parler de cette musique assez insaisissable. "Qu'est-ce qu'on joue maintenant ?" se demandent donc les musiciens après avoir joué un énième standard, en telle ou telle occasion, publique ou privée. Mais comment cela est-il possible ? n'ont-ils pas répété ? élaboré une (savante) programmation ? et comment peuvent-ils être certains qu'ils sauront interpréter, là, tout de suite, ce morceau qu'ils n'ont jamais joué ? C'est là ce que tout amateur de jazz constate dans n'importe quel club : les musiciens découvrent leur répertoire en le jouant ; hey man, Donna Lee, tu le joues en quoi ? / Tu peux me refiler les accords sur le pont de Body and Soul ? / On pourrait pas essayer autre chose qu'un II-V-I sur la coda d'Autumn Leaves ? Et si on le faisait en bossa, What's New ? Voilà, les questions se posent en direct : live. Cette inconnue est partie intégrante du processus de création à l'oeuvre dans chaque concert de jazz, outre qu'elle nourrit les musiciens et les contraint à une mise à jour permanente de leurs tropismes harmoniques. Nous parlons bien sûr d'un jazz à dominante, disons, relativement traditionnelle, ces questions étant autrement plus complexes, pour ne pas dire périlleuses, depuis que nous sommes entrés dans le post-bop. Howard S. Becker et Robert Faulkner savent bien, pour l'avoir éprouvé eux-mêmes, combien tout cela obéit à un équilibre d'une infinie fragilité, laquelle fragilité n'est d'ailleurs probablement pas pour rien dans les miracles qui se produisent parfois dans le club le plus méconnu ou le plus anodin.

Tous deux ont donc décidé de comprendre ce processus et de l'appréhender suivant les principes de leur école sociologique, c'est-à-dire sur le terrain, notamment en interrogeant les musiciens. Je n'entrerai pas dans le détail de l'ouvrage, souvent passionnant, et qui jette une lumière à la fois très crue et très pragmatique sur les pratiques du jazz. L'ambition du livre, qui n'a d'ailleurs pas tant d'équivalents, est suffisamment grande pour qu'on y accorde une attention très bienveillante. On y apprend beaucoup de choses d'ordre historique, culturel ou proprement technique ; quant à la question de savoir comment des musiciens s'y prennent pour, en concert, jouer un morceau tout en le découvrant, les auteurs apportent un faisceau de réponses qui, mises bout à bout, s'avèrent assez convaincantes. S'il est assez logique que la sociologie s'intéresse à un objet aussi fuyant, aussi indéterminé, mais un objet dont la naissance et l'essor obéissent à un entrelacs de circonstances très fortes, très massives, j'ai toutefois trouvé qu'elle péchait parfois par excès de manières sociologiques. Il est vrai que j'ai toujours entretenu une certaine distance avec la sociologie et sa revendication de scientificité - ce qui au demeurant ne lui retire aucun mérite, et c'est peu de dire qu'elle a éclairé bien des aspects de la vie humaine. Mais, une fois de plus, j'ai parfois eu le sentiment, en lisant ce livre, que la scientificité, si elle valait comme exigence méthodologique, éclairait parfois moins son objet qu'elle ne l'emberlificotait, et parfois à loisir. Autrement dit, il y a un risque que la méthode même devienne un discours sur la méthode. Alors c'est ennuyeux, toutes ces préventions, cette insatiable soif de définition qu'est aussi la sociologie, et l'impossibilité où cela la met d'user de termes, de vocables, de tournures qui ne soient pas eux-mêmes pluri- ou multi-codés. Remarquez que les livres de sociologie, bien souvent, ne peuvent éviter les redites, la redondance, le retour sur eux-mêmes : c'est le fantasme du concentrique, de l'imbrication. Becker et Faulkner contournent en partie cet écueil parce que leur implication est patente et que cela donne chair à leur travail ; mais que de circonvolutions pour y parvenir ! Cela dit, ce sera bien la seule réserve que je formulerai, tant je peux comprendre qu'on cherche à pénétrer le secret, non tant du jazz, que de ce qui en permet l'expression un peu folle, inattendue, toujours fragile, et que recouvre plus ou moins bien la notion d'improvisation. Becker et Faulkner, armés de leur passion et avec leurs outils propres, ne percent (heureusement) pas le secret, mais ont le mérite de montrer combien l'épreuve de la scène demeure le passage obligé du jazz ; et à quel point c'est sur cette scène que son avenir s'écrit.


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