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Anthologie permanente : Christiane Veschambre

Par Florence Trocmé

Au jour, le flanc avancé de la proche colline était parsemé de stèles blanches. Le cimetière avait l’air comme neuf parce que le blanc semblait tout frais. Derrière, les pentes des montagnes étaient couvertes des feuillages lumineux de l’automne. Le fleuve, la ville, tout vivait dans la profonde et souple lumière d’or de l’automne.
On était surpris, sortant de l’hôtel, que quelques minutes de marche seulement nous amènent à la ville – il suffisait de descendre le flanc d’où on la surplombait.
On approchait de l’eau du fleuve, on s’arrêtait à la terrasse en bois d’un grand café désert, on n’était pas encore au niveau de l’eau, on la voyait flotter doucement au-dessous, on buvait un café, on était suspendu, suspendu dans la paix. Peut-être la paix prenait-elle une consistance là, dans cet ensemble formé par les montagnes de végétation lumineuse, le fleuve suivant son chemin vers l’horizon et les quartiers de la ville vivant à son long. On n’aurait cependant pour rien au monde osé penser au mot paix. D’ailleurs on ne pensait rien, on était suspendu.
Arrivé aux berges du fleuve, l’espace de la ville s’ouvrait, on empruntait l’avenue qui suivait le chemin de l’eau et c’est alors qu’on se retrouvait devant le haut bâtiment singulièrement éclairé la veille au soir ; à la place des portes d’entrée, des panneaux de métal étaient joints, on pensait qu’il était impossible d’y pénétrer et juste à cet instant un jeune homme et une jeune fille, portant un matériel, peut-être une caméra, entrouvraient une porte dans le métal et, très vite, sans réfléchir, on se glissait derrière eux.

On se retrouvait l’âme à genoux – dans l’air sombre, encore épais, devant en même temps qu’au centre des hauts murs, des piliers noircis, qui délimitaient le vaste espace circulaire s’ouvrant sur ses chambres latérales, auxquelles, pour accéder, on le savait à cause d’un haut escalier provisoire de bois blanc et pauvre, il y avait eu, tout autour, de hauts escaliers de pierre qui rejoignaient les longs rayonnages de bois luisant, on regardait les cônes de gravats, on levait les yeux vers la coupole de plastique transparent, vers le trou du ciel. On savait immédiatement le désastre dans le ventre duquel on venait de pénétrer, et ce ventre troué, noirci et puissant comme une cathédrale, non, comme sa crypte ressurgie vers le ciel, accueillait sans mépris notre ignorance, nous ouvrait à la connaissance du pire.
Le jeune homme et la jeune fille, silencieux, installaient leur matériel. On parcourait l’espace, on se taisait, quelque chose tremblait, on comprenait bien comment, lancées depuis les montagnes proches, les bombes, fracassant la coupole, avaient, sans détruire les murs, sans raser l’édifice puisqu’il s’agissait d’anéantir l’espace le plus intérieur de la ville, le moins armé et le plus invisible, comment les bombes avaient incendié les millions de livres vivant là depuis des siècles – non par une éviscération sanglante mais par une destruction de l’intime au-dedans de ses parois de pierre.
Sans savoir qu’ainsi se sculptait la grotte – sacrée : il n’y avait que ce mot-là qui venait (on est si pauvre en langue divine) avec l’agenouillement de l’âme. La grotte noircie et lumineuse de l’Intime, pas l’intime familier enclos en chacun, celui, l’étranger, le puits étranger qui, lui, nous connaît. Non pas nous rassemble – du déchiquetage subsistaient les cônes de gravats – mais nous met en demeure lorsque, comme ici entre les hauts murs noircis, il surgit par l’effet de bombes précises et ignorantes de leur ultime dessein.
(Ce serait un intime commun, commun à l’espèce, on ne sait pas, un intime qui ne connaît ni le je ni le nous, plus neutre et plus réel que tout pronom, dont les livres seraient un signe, un signal comme le clignotement qui rend visibles à nos yeux les étoiles hors de portée de notre temps et de nos espaces. On ne savait pas.)

Christiane Veschambre, extrait de La Ville d’après, éditions Le préau des collines, 2007)

On veut dire ce qui nous traverse,

la jupe délicatement soulevée du marronnier, la semoule jaune du colza en fleurs roulée à la main, ce qui pousse et chante,

surtout, surtout le silence, cette douceur, extrême, mon père mort aperçu hier sur le quai d’une gare, ses cheveux blancs annelés, son clair blouson d’été bon marché, la pointe sur son front des cheveux dégageant deux criques à l’aplomb des tempes, ces petits hommes sans façade qu’on croise dans les quartiers humbles de la vie, ma mère retrouvée en rêve, que je portais dans mes bras, lui disant comme j’allais bien m’occuper d’elle à présent, la poigne douce du chagrin de leur fidèle absence, la main de chagrin qui se pose sur le cœur,

et les choses qu’on dit passées, en nous comme des fruits toujours mûrs, arrêtés pour l’entièreté du temps à leur meilleur point,

la douleur pour laquelle on voudrait un dieu à supplier,

petite Emily s’adressant au Maître, et pour lequel on voudrait à un dieu, et à Emily, rendre grâces,

le livre à venir qui serait la prochaine vivante demeure, bois flotté dérivant sur un fleuve libre, étrave détachée de très juste profil afin de fendre toutes eaux, le livre oublié sous tous les livres, le livre méprisé, le bois lavé par la mort, vif comme la lueur du poisson, le livre dans lequel jamais on ne se baignerait deux fois le même,

le livre de langue débutante, buttante, ânonnante, le livre de taupe progressant sous les coups de pelle de l’émotion par éruption de buttes, djebels et puys,

ce qui nous traverse,

la cruauté des enfants envers les parents rendus à leur merci par l’étreinte rigoureuse de la vieillesse,

la pulsation revenue entre le rêve et l’éveil, diastole systole qui éloigne le rideau de fer derrière lequel on les croyait à jamais interdits de libre circulation,

le cercle de silence que fait au soir de chaque mardi, sur la place d’une ville française, une poignée de moines franciscains pour faire entendre la condition honteuse imposée à des étrangers rabattus par un ministre chien au service du chasseur nouvellement élu,

le cercle de silence que tracent dans le monde ceux qui sont en trop,

le vin bu avec la côte d’agneau au déjeuner d’hiver préparé par l’amour,

le livre comme une bête toujours dont on attend le bond,

l’attente, toute l’attente, tendue vers ce qui nous traverse

et on demeure, immobile, sur la lisière de la page retirée.

Christiane Veschambre, inédit, à paraître dans le n°8 de la revue Le préau des collines

bio-bibliographie de Christiane Veschambre et voir aussi dans Poezibao :
à la maison de la Poésie à Paris (mars 06),
La Ville d’après, suivi de A propos d’écrire (par Eric Houser)

 

 

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