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Ils ont tous raison

Par Urobepi

Ils ont tous raisonQue diriez-vous d’aller faire un tour dans la tête d’un chanteur napolitain cocaïnomane? C’est l’excursion en forme de montagne russe que nous propose Paolo Sorrentino dans ce premier roman à la prose débridée et foisonnante.

Sorrentino s’est principalement fait connaître comme réalisateur. On lui doit entre autres les films Les conséquences de l’amour (en nomination pour la Palme d’or, Festival de Cannes, 2004) et Il Divo (Prix du jury, Festival de Cannes, 2008; en nomination pour l’Oscar du meilleur film étranger, Academy Awards, 2010). Disons que, comme CV, on a vu pire… Et comme si l’étiquette de “chef de file du nouveau cinéma italien” (4e de couverture) ne lui suffisait pas, voilà que Monsieur se permet de proposer avec Ils ont tous raison un roman écrit à la mitraillette; étourdissant, exubérant mais surtout, inspiré.

Il faut dire que les idées circulent vite dans la tête du chanteur de charme Tony Pagoda. La poudre blanche y est sans doute pour quelque chose.

Moi j’ai dans la tête un parc d’attraction le dimanche après-midi à l’heure de pointe et des milliards de mômes déchaînés y foutent le bordel, sans compter les tonnes de coke sniffées en continu que je n’ai jamais réussi à éliminer. (p. 249)

Le roman débute en 1979, au moment où le chanteur livre un important concert au Radio City Hall de New-York. Toute la communauté italo-américaine s’est donnée rendez-vous pour le supporter. Le grand Sinatra lui-même s’est déplacé. À la fin du spectacle, il ira jusqu’à saluer Pagoda dans sa loge et, magnanime, laissera tomber ce conseil, comme une perle sortant de la bouche de Dieu lui-même:

« Le concert c’était good, Tony, mais rappelle-toi une chose: même sur un trône, on n’est jamais qu’un sac à merde » (p. 29)

Charmant. Rassurez-vous cependant, à quarante ans bien sonnés et à l’apogée de sa carrière, il en faut plus pour impressionner le grand Tony Pagoda. Nous suivrons donc le parcours en dents de scie — à la fois géographique et mental — de ce drôle d’énergumène, ce qui nous conduira tout autant dans le passé lointain de ses premières amours qu’aux confins de la jungle amazonienne où le chanteur ira se terrer durant près de 20 ans. Il n’en ressortira qu’à l’aube de l’an 2000, à l’initiative d’un inculte mais richissime romain qui souhaite se payer une prestation du “king” pour marquer le passage au nouveau millénaire. Ce sera l’occasion pour Pagoda d’apprécier l’évolution de la société italienne durant sa longue absence. Disons toute suite que le constat sera loin d’être positif.

Sorrentino a du souffle. Il procède souvent par accumulation d’images, de comparaisons, ce qui amplifie d’autant l’effet initial:

J’ai baisé sous l’eau avec au moins seize créatures de sexe féminin, je me suis démené dans des canots pneumatiques par une mer force six, j’ai eu des femmes entretenues, des vendeuses, des putes, des écrivaines de seconde zone, des lesbiennes, des kyrielles d’élèves en comptabilité, quelques unes au lycée classique, des armées rouges de femmes de chambre dans des hôtels, une gymnaste tchécoslovaque, quelques paysannes danoises, des mères au chômage qui ne chômaient guère, des pharmaciennes accros à la coke, des végétariennes qui mettaient mes érections à rude épreuve avec de l’encens partout dans la maison, j’ai eu les femmes de tous les autres et même une pilote d’hélicoptère particulièrement vulgaire, deux maîtresses d’école maternelle ensemble pendant la récréation et je ne vous donne qu’un seizième de mon répertoire, eh bien, malgré toute cette encyclopédie d’émotions, je n’ai été aussi impressionné, touché, assommé, démoli, excité qu’en ce moment, en entendant les paroles que vient de prononcer Rita Formisano. (p. 197)

Il pratique également avec bonheur l’art de l’hyperbole. Voici, par exemple, comment Tony Pagoda décrit les cafards de Manaus, son village d’adoption au Brésil:

Ce sont les cafards, à Manaus, qui te tolèrent. Pas l’inverse.

Industrieux comme l’abeille, véloces comme le guépard, rusés comme le renard, prudents comme la fourmi, affamés comme le vautour, avisés comme l’écureuil, et en plus ils ne dorment jamais. Jamais. Je vous jure. J’ai jamais vu un cafard dormir. Ils n’ont pas le temps, ils doivent conquérir le monde et ils ont décidé que leur expansion irréversible commencerait exactement où j’habite. (p. 290)

Enfin, je m’en voudrais de ne pas souligner ce titre honorifique décerné à l’ami Pagoda par mon institution!!!! (faudrait sans doute revoir les critères admissibilité…):

(…) me revient en mémoire, sans raison, ma prof du collège en train de me dire que mes rédactions étaient bourrées de fautes de grammaire mais moi j’étais pas d’accord, et une vague de colère vengeresse m’envahit, si elle est toujours en vie je vais aller la visiter dans sa baraque de vieille qui pue le renfermé et je lui agiterai sous le nez le diplôme de docteur honoris causa que l’université du Québec m’a décerné l’an dernier, et qui dit, noir sur blanc, que Tony Pagoda est un poète. Franchement, un poète ça peut pas faire des fautes de grammaire. (p. 40)

Je ne sais pas si on peut parler d’une renaissance de la littérature italienne comme il semble qu’on puisse le faire d’un nouveau cinéma italien mais, si c’est le cas, Paolo Sorrentino s’y est déjà taillé une place de choix avec ce premier roman. Brillant coup d’envoi.

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SORRENTINO, Paolo. Ils ont tous raison. Paris: Albin Michel, 2011, 420 p. ISBN 9782226229793 (traduit de l’italien par Françoise Brun)

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