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"Retour au fumier": la campagne française selon Federman

Par Mgallot

Raymond Federman avait 13 ans quand sa famille (juive) a été victime d'une rafle, en 1942 à Montrouge. Sa mère a juste eu le temps de le pousser dans un petit placard en lui faisant "Chut!" Il n'a jamais revu ni mère, ni père, ni soeurs, déportés et exterminés.

Resté seul dans l'appartement, il s'embarque clandestinement sur un train de marchandise en direction du Sud-Ouest, où il sait avoir de la famille. Mais le jeune garçon n'est pas vraiment le bienvenu et est cédé contre 2 poulets à une fermière dont le mari a dû partir en Allemagne et qui cherche une paire de bras pour l'aider au travail agricole. Il est finalement envoyé, après quelques mois, dans ce qu'il appelle "la ferme", où il travaille "comme esclave" pendant 3 ans.

60 ans plus tard, Raymond Federman, écrivain américain renommé, retourne avec sa femme à cette "ferme": c'est le sujet de "re

tour au fumier", un texte étonnant, qui ne ressemble à aucun autre récit-témoignage.

Federman a vécu l'enfer dans cette "ferme", lui le titi parisien soudainement confronté à la dureté de la vie à la campagne, auprès d'un "vieux pervers" qui sodomise les vaches, ne l'appelle jamais autrement que "petit con" (avec quelques variantes: "espèce de trou du cul", "petit fainéant", "crétin") et le brutalise à loisir. On imagine le récit pathétique et larmoyant auquel une telle expérience pourrait donner lieu. Une histoire à la Misha Defonseca.

Et bien, il faut le lire pour le croire, mais de toute cette violence, Federman fait un récit humoristique et distancié. Son livre se présente sous la forme d'une interview de Federman par un ami particulièrement intransigeant et peu enclin à l'épanchement, qui ne lui passe ni ses répétitions, ni ses digressions, ni son art de la procrastination, ni les approximations de sa mémoire, ni sa tendance à en combler les noirs par l'invention. Ces questions-réponses, redoublées par la retranscription de dialogues avec sa femme, permettent à Federman d'échapper tranquillement à la chronologie et de livrer une réflexion souvent décousue mais sincère et profonde sur son rapport au passé et à la mémoire.

"Est-ce que tu connais les nombre d'enfants qui étaient cachés dans les fermes pendant la grande guerre? Bon, peut-être qu'ils trimaient pas aussi dur que moi, et qu'ils ont pas autant souffert. Ils ont certainement pas tous ramassé autant de fumier que moi, ça c'est sûr.

> Alors on va encore se taper tout le truc self-réflexif.<

Je peux pas m'en empêcher. Je peux pas écrire si je me regarde pas écrire. Je peux pas parler si je m'écoute pas parler. Donc là, maintenant, je suis en même temps dans l'avant et l'après de la ferme. Je revis la ferme comme ça se passait quand j'y étais. Et j'imagine l'histoire de la ferme que je reconterai le moment venu.

> Tu sais Federman, tu pourrais vraiment décourager un bon lecteur avec tes conneries digressives.<

J'en prends le risque."

Ses descriptions de la campagne profonde comme lieu de la crasse et de la baise ne s

ont pas sans rappeler celles de Pierre Jourde qui ont tant choqué les habitants de son village d'origine (voir: Pays perdu dont j'ai déjà parlé sur ce blog). Federman ne craint ni la scatologie, ni la pornographie dans un style des plus directs, il déballe crûment "tous les trucs dégueulasses dont [il] peut se souvenir", la merde, le sexe, le sang que découvrit avec brutalité le jeune citadin rêveur et chétif pas du tout préparé à cette rusticité obscène. "Désolé de parler de tout ça, mais pour que le récit soit véridique, il faut être réaliste. Et d'ailleurs c'est ce qui me vient à l'esprit quand je me souviens de la ferme: la merde et le cul". On est loin de l'idéalisation romantique de la nature, que ne manque pas d'épingler Federman, citant "le lac" de Lamartine, "un poète romantique français complètement moribond dans le genre (...) C'est à mourir de rire, ces putains de pleurnichements."

Alors, comment tient-on dans de telles conditions? Grâce à l'imagination, dont le jeune Federman est largement pourvu: Fantômas (recommandé par un curé), la dame du château où il porte chaque semaine des victuailles, les chevaux à qui il parle, les cerisiers. Il se fabrique un monde parallèle, plus vivable, et où l'amour existe. Une imagination que ne renie pas Federman écrivain:

"- Alors maintenant tu espères que la ferme va te révéler et te permettre d'exprimer ce qui était bloqué en toi.

- Qui sait. Peut-être. Et si ça marche pas, alors je ferai ce que je fais tout le temps.

- Boucher les trous de ta mémoire avec ton imagination et tes petits mensonges.

- Pas vraiment des mensonges. Juste des inventions. Des histoires."

C'est peut-être là que Federman rejoint Misha Defonseca, mais lui en assumant pleinement la fiction, c'est toute la différence - et en livrant un récit qui ne fera pas pleurer dans les chaumières et ne servira pas à l'édification des jeunes enfants (élèves de CM2 s'abstenir). Un récit qui affiche en permanence sa fabrication, un texte idiosyncrasique et original, qui n'est "que" littérature.

Raymond Federman a écrit plusieurs ouvrages à partir de son passé, parmi les plus récents:"la voix dans le débarras" (sorti en février 2008) et "chut" (à paraître en mars 2008) qui évoquent sa famille.

Sur "La voix dans le débarras" (avec des extraits): http://www.lesimpressionsnouvelles.com/federman.html

"The voice in the closet" (en anglais): www.federman.com/voice.htm

Le blog de Raymond Federman: http://www.raymondfederman.blogspot.com/


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