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Reboul, Jasmin et Magu, des ouvriers-poètes cités par Perdiguier (1861) - Première partie : le boulanger Reboul

Par Jean-Michel Mathonière

Dans son livre Question vitale sur le Compagnonnage et la classe ouvrière (1861), Agricol Perdiguier, compagnon menuisier du Devoir de Liberté, répond longuement au compagnon menuisier du Devoir Chovin dit François le Dauphiné, qui venait de publier Le Conseiller des Compagnons (1860).

Perdiguier en profite pour militer en faveur de la réconciliation des Devoirs et s'élève contre les préséances et hiérarchies entre corporations. Il déplore aussi le manque d'instruction de la classe ouvrière, le peu d'intérêt des ouvriers de son temps pour l'étude. Nostalgique, il se souvient des ouvriers qui ont produit des ouvrages techniques et des oeuvres poétiques durant la première moitié de son siècle : "Quelle belle génération d'ouvriers, de 1830 à 1848 et au-delà ! Chaque année faisait naître des poëtes, des prosateurs dans notre sein alors bien fécond : c'était le boulanger Reboul de Nîmes, le perruquier Jasmin d'Agen, le tisserand Magu de Lisy-sur-Ourq ...". Et Avignonnais la Vertu d'énoncer les noms de tous les ouvriers qui ont pris la plume pour conclure : "Quelle sublime manifestation de l'intelligence populaire !".

La plupart de ceux qu'il cite sont aujourd'hui oubliés, aussi n'est-il pas inutile de donner la biographie des trois premiers cités : Reboul, Jasmin et Magu.

LE BOULANGER REBOUL. Jean Reboul est né à Nîmes, le 23 janvier 1796. Son père était artisan serrurier. Le jeune Reboul fut placé dans un pensionnat de Nîmes où il reçut une éducation correcte mais limitée. A treize ans, il entra dans une étude d'avoué en qualité de copiste (la photocopie n'existait pas !) mais il ne gagnait pas bien sa vie. Son père, malade, décéda jeune et le jeune Reboul dut subvenir aux besoins de sa mère et de ses frères et soeurs. Il apprit le métier de boulanger et s'installa dans cet état.

Un mariage suivi d'un veuvage, un remariage qui ne lui apporta guère de joies, le conduisirent à lire et à se replier sur lui-même. Puis il s'essaya à la poésie. Il composa des chansons et des satires qu'il livrait à un petit cercle d'amis dans un café de Nîmes. Son style s'épura et en 1828 parut dans les colonne du journal La Quotidienne la pièce de L'Ange et l'enfant, dédiée à une dame qui venait de perdre son enfant au berceau :

Un ange au radieux visage,

Penché sur le bord d'un berceau,

Semblait contempler son image

Comme dans l'onde d'un ruisseau.

Charmant enfant qui me ressemble,

Disait-il, oh ! viens avec moi,

Viens, nous serons heureux ensemble,

La terre est indigne de toi...

(...) Et secouant ses blanches ailes,

L'ange, à ces mots, a pris l'essor

Vers les demeures éternelles...

Pauvre mère !... Ton fils est mort.

Le succès de Reboul passa les frontières du Languedoc. Lamartine lui dédia l'une de ses Harmonies : Le Génie dans l'obscurité. Son talent fut reconnu par Alexandre Dumas et Chateaubriand.

Le premier recueil de Reboul fut publié en 1836. Ses cinq éditions furent rapidement épuisées. En 1839, il vint présenter à Paris son manuscrit Le Dernier jour et reçut un accueil enthousiaste du monde littéraire, mais il revint vite dans sa ville natale. Il y composa encore trois tragédies puis se lança dans la vie politique. En 1848, élu député du Gard à la Constituante, il vota toujours en faveur du courant royaliste légitimiste.

Revenu à son état de boulanger, il continua à écrire et à connaître le succès, notamment auprès de Frédéric Mistral et des poètes occitans du Félibrige.

Reboul, Jasmin et Magu, des ouvriers-poètes cités par Perdiguier (1861) - Première partie : le boulanger Reboul

Il mourut en 1864. Une rue de Nîmes porte son nom.

Voici à présent en quels termes peu amènes Flora Tristan évoque le boulanger-poète dans le journal qu'elle tint durant son tour de France, pour propager son projet d'union ouvrière, en 1843-1844. Elle arrive à Nîmes en août 1844 et se rend chez Reboul :

Suite:

"Ma visite à Reboul. Plusieurs ouvriers m'avaient dit : n'allez pas chez cet homme, c'est un catholique faisant métier, marchandise de sa religion ; il ne peut que vous nuire. Voilà la réputation dont il jouit à Nîmes. Je n'en tint pas compte et j'y allai. (...)

J'entre dans la boutique du boulanger, je le trouve pesant de la farine, je lui dis que je venais de Paris, que je désirais lui parler. Il quitte ses balances, s'essuie les mains et me fait monter au premier. J'entre dans une chambre assez proprement meublée, décorée de portraits de tous nos poètes du jour, et force images de Vierge et de Saints.

Je dis à M. Reboul qui je suis, il ne parut pas me connaître que de nom comme auteur, alors je tirai de ma poche une lettre qu'un Nîmois de Paris m'avait donnée pour lui. Il prit ma lettre, la lut, puis il me dit (mais malheureusement je ne puis donner ici ni son air outrecuidant ni son son de voix) : Mon Dieu, Madame, je ne me rappelle nullement la personne qui m'écrit, il faut croire qu'elle a quitté Nîmes depuis longtemps. N'importe, Madame, je serai charmé de vous accueillir (ce fut son expression).

- M. Reboul, lui dis-je, dans cette lettre on vous parle de la mission que je remplis, cela, il me semble, devrait piquer votre curiosité.

C'est ici que le boulanger fut ravissant : - Mon Dieu, Madame, vous comprenez, dans ma position, chaque jour je reçois des masses de lettres (et il me montra son bureau couvert de papiers en désordre et de lettres ouvertes) de tous les côtés, des personnages les plus illustres ! des académiciens, des Pairs de France, des poètes étrangers, j'en reçois tant que je n'y fais même plus attention.

Puis, prenant un ton sardonique et moqueur, il me dit : - On me dit dans cette lettre que vous faites une grande oeuvre, aujourd'hui il y a tant de grandes oeuvres ! tout le monde fait de grandes oeuvres, de manière que c'est fort commun."

Flora Tristan ne désarma pas :

"- Avez-vous lu mon petit livre de l'Union ? - Non, Madame. - Vous considérez-vous toujours comme appartenant à la classe ouvrière ? - Oui, certes, et je m'en fais honneur ! - Comment ! vous êtes ouvrier, et vous n'avez pas lu un livre qui portait pour titre Union ouvrière ?... -  Oh ! je suis tellement accablé par tous les grands personnages qui viennent me prendre tout mon temps que je n'ai pas un moment pour lire. -Trouvez-vous un moment pour lire l'Evangile ? - Oh ! pour cela, oui. - Eh bien, il y a un évangile nouveau pour l'ouvrier : c'est mon petit livre qui lui enseigne ses droits."

Puis Flora Tristan essaie de lui démontrer qu'en tant que catholique, il ne devrait pas se désintéresser des questions sociales, mais lui répond :

"- Je me moque des idées humanitaires parce que je ne puis les comprendre et qu'il est dans mon caractère de me moquer de tout ce que je ne comprends pas. (...)

- Maintenant, lui dis-je, il me reste à vous dire le but de ma visite. Je venais vous demander si vous vouliez m'aider dans mon oeuvre, en me faisant connaître quelques ouvriers intelligents.

- Non, madame, je ne vous aiderai pas parce que je trouve votre oeuvre mauvaise. Vous venez de me dire que vous n'étiez pas catholique et que vous vous en fassiez honneur. Eh bien ! moi je suis catholique, et je m'en fais gloire ! Tout ce qui se fait en dehors du catholicisme, selon moi, est mauvais, condamnable, et par conséquent, non seulement je ne vous aiderai pas, mais je travaillerai de tout mon pouvoir à empêcher votre oeuvre de réussir. (...) Je ne comprends pas vos idées sociales et je ne veux pas les comprendre. Je veux vivre de poésie, d'art et voilà tout. Tenez, je donnerais le passé, le présent et l'avenir de l'humanité pour trois heures de jouissances par mois, telles que Liszt, hier avec sa divine musique, m'a fait éprouver !!!

Et en prononçant cette phrase cet homme avait l'expression d'un faune, d'un Bacchus. ses gros traits durs, féroces, s'animèrent d'une jouissance toute charnelle ! J'éprouvai un sentiment de répulsion, mais si douloureux ! comme jamais peut-être je n'en avais éprouvé. Je me crus dans un antre avec quelque vieux faune du paganisme. J'eus peur. Il s'aperçut de la répulsion qu'il m'inspirait et il me dit : - Cela vous épouvante, vous trouvez que je manque d'amour ?

Je me levai et lui dis : Monsieur Reboul, vous êtes un catholique d'une nouvelle espèce. Catholique païen. Est-ce que l'espèce en est commune à Nîmes ? -Eh bien ! païen soit ! Je ne vois de vie que dans la jouissance. - Et la mortification ? - Je ne l'admets que comme instrument de jouissance.

Je sortis de chez cet homme épouvantée, je savais très bien que tous les catholiques vivent en païens, mais au moins ils ont la pudeur de ne point le dire." (...)

Elle termine par un portrait au physique : "Reboul est un homme de 40 à 45 ans. Tout chez lui annonce une force physique très grande. Sa tête est très grosse, ses traits fortement accentués sont durs et révèlent les appêtits charnels les plus grossiers. Son expression est méchante, féroce même et sardonique. Si cet homme eût été pape au temps heureux où les Papes étaient rois, il eût marqué parmi les plus grands scélérats des chefs de la Sainte Eglise. Dans la prochaine révolution certes il jouera un rôle à Nîmes."

Quand Flora Tristan écrivait ces lignes prémonitaires, en 1844, elle ne se trompait pas puisque Reboul fut élu député du Gard lors des éléctions qui suivirent la révolution de 1848...

Sources : "Biographies contemporaines : Reboul", dans L'Ami de la maison du 31 janvier 1856 ; Edmond Thomas : Voix d'en bas, la poésie ouvrière du XIXe siècle (Maspero, 1979) ; Flora Tristan : Le Tour de France, journal 1843-1844, t. II (Maspero, 1980), dont nous avons légèrement rectifié l'orthographe.

A suivre avec le perruquier Jasmin...

Reboul, Jasmin et Magu, des ouvriers-poètes cités par Perdiguier (1861) - Première partie : le boulanger Reboul

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)


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