Magazine Bd

Habibi de Craig Thompson

Par Mo

Habibi

Thompson © Casterman - 2011

Dodola a 12 ans lorsqu’elle prend Zam sous son aile. Tous deux sont alors de simples esclaves promis à un bien triste avenir. La fillette parvient pourtant à tromper la surveillance de ses matons et s’enfuit, emportant Zam avec elle. Les deux enfants trouveront refuge dans l’épave d’un bateau échoué en plein milieu du désert. Là, ils vivront neuf années durant jusqu’à ce qu’une nouvelle fois, la vie les sépare. Comment vont-ils parvenir à combler le vide créé par cette séparation forcée ?

-
En 2002, Delcourt avait publié Adieu Chunky Rice (publié aux US en 1999) mais ce récit initiatique n’avait pas ému les foules dans l’Hexagone. Il fallut attendre 2004, année durant laquelle Casterman décide de traduire et de publier Blankets – Manteau de neige. C’est à cette occasion que les lecteurs français découvrent le travail de Craig Thompson, un jeune auteur américain né en 1975. Le lectorat réserve un accueil sans équivoque à ce récit semi-autobiographique primé à plusieurs reprises (trois Harvey Awards et deux Eisner Awards en 2004, Grand Prix de la Critique ACBD en 2005). Comme de nombreux lecteurs, j’avais été touchée par Blankets, comme de nombreux lecteurs, j’attendais avec impatience la publication d’un nouvel album de cet auteur. Autant vous dire que cette longue attente est largement récompensée puisque qu’Habibi propose un récit qui, à l’aide de ses presque 700 pages, permet au lecteur de s’immerger totalement dans cet univers à la croisée entre présent et passé, monde réel et monde imaginaire.

Habibi (Thompson)

Couverture Édition US

Pourtant, j’ai rencontré quelques difficultés en début d’album en raison des nombreuses allées et venues entre Dodola, Zam, leur passé, leur présent, le Passé… Passées une petite centaine de pages, j’étais totalement prise par cette histoire.

La rencontre avec Dodola, l’héroïne, se fait facilement. Par à-coups, on découvre son parcours fait de séparations affectives plus douloureuses les unes que les autres. Ainsi, on la rencontre très jeune alors qu’elle vit encore chez ses parents mais ceux-ci, faute de moyens financiers, se voient dans l‘obligation de négocier son mariage avec un homme d’une trentaine d’années. Par chance, cet individu est cultivé et le fait qu’il soit scribe lui offre un statut social relativement privilégié. Lorsqu’il se rend compte du traumatisme que son mariage représente pour la fillette, il s’évertue à lui offrir un environnement plus en adéquation avec son âge : qu’elle puisse jouer et grandir en toute tranquillité. De plus, il décide de l’éduquer et lui apprend à lire et à écrire, un savoir accessible à quelques riches privilégiés (un savoir auquel Dodola n’aurait pu prétendre si elle était restée avec ses parents). Ainsi, la vie de la fillette prend un véritable tournant grâce à son mari. A l’aide de nombreuses légendes, l’homme se révèle être un grand conteur. Sa passion pour les mythes et les croyances va aider Dodola à mieux appréhender le monde qui l’entoure, la fillette va se passionner à son tour pour les légendaires Contes des mille et une nuits. Elle va totalement s’approprier cet univers, en retient les moindres détails et saura plus tard transmettre cette culture (sous  forme d’anecdotes, sous forme de récits d’épopées ou en restant fidèle aux versets du Coran) à Zam, le garçon qu’elle recueille à l’âge de 12 ans.

Habibi (Thompson)Au travers de ses deux personnages centraux, Craig Thompson nous plonge dans une histoire d’amour d’une grande richesse. Car au-delà de la manière dont il traite l’évolution de la relation entre Zam (l’enfant noir) et Dodola (la fillette arabe), il fouille de plus en plus loin la question de leurs sentiments et la manière dont ceux-ci vont évoluer au fil des années. C’est autour d’une tendresse toute particulière que ces deux amants vont construire leurs personnalités respectives et s’armer pour survivre dans une société très codifiée et réglementée (système de castes, esclavage, grande précarité des classes sociales paysannes ou ouvrières, statut de la femme inexistant dans cette société patriarcale…). On retrouve ici les principaux maux des sociétés contemporaines : chômage, corruption, viols, effets néfastes d’une industrialisation massive sur l’environnement, difficulté d’accès aux soins, religion…. J’aurais tendance à dire SURTOUT la religion puisque l’essentiel du récit se construit autour des sourates du Coran.

C’est d’ailleurs cette spécificité du récit qui offre l’occasion à l’auteur d’explorer le monde imaginaire des Contes des mille et une nuits qu’il complète des versets du Coran viennent compléter. Ainsi, on retrouvera à plusieurs reprises les personnalités coraniques de Salomon, Mahomet, Noé, Ismaël… pourtant, si la religion avait un caractère oppressant et privatif de liberté pour Craig (dans Blankets), ce n’est pas le cas ici pour Dodola et Zam. Bien au contraire ! L’héritage culturel et religieux laissé par le Coran aide les deux personnages centraux à construire leur personnalité et à se forger leurs propres opinions. De plus, en évoquant l’Islam de cette manière, Craig Thompson met en lumière tout le coté poétique contenu dans ces paroles sacrées sans jamais recourir au jugement de valeur (ce n’est pas sa religion, ce ne sont pas ses préceptes). Ses recherches sur la calligraphie, sur l’art islamique, les mosaïques… sont mises en valeur par son trait. On ne peut que remarquer la maturité présente dans dessin réalisé au pinceau et à l’encre de Chine, une expression graphique qui a acquis en finesse et qui véhicule parfaitement toutes les émotions et sensations humaines, plus encore que dans son précédent album. De même, ce “nouveau” graphisme a une force évocatrice vraiment impressionnante. Enfin, le lecteur est face à une mise en page si riche et si variée qu’il me semble difficile pour quelqu’un de rester de marbre face à cet album qui offre un voyage assuré au cœur des symboles, des fantasmes, de la féérie.

Habibi (Thompson)

Habibi aura nécessité 7 années de travail à Craig Thompson. Sa propre lecture du Coran, son propre émerveillement à l’égard des enluminures… sont ici transmises au lecteur sans commune mesure. Ainsi, une nouvelle fois, l’auteur place dans son histoire beaucoup plus que de simples éléments de fiction. Si effectivement ses héros de papier sont le fruit de son imagination, on retrouve en eux des traumatismes propres à l’auteur (la maltraitance dont il a été victime durant son enfance par exemple) et ses opinions personnelles (rapport au monde, à l’environnement notamment). Un récit qui s’inspire donc de plusieurs références, comme l’explique Craig Thompson dans une interview mise en ligne sur Bodoï. En voici un extrait, il s’agit de sa réponse quand on lui a demandé D’où est venue votre inspiration ?

En grande partie des 1001 Nuits. J’ai aimé la sensualité, la violence, l’aventure et même l’humour scatologique qui s’en dégageaient. Dodola est une sorte de Shéhérazade, qui raconte des histoires à Zam pour l’aider à survivre. Au début, je recyclais carrément des récits des 1001 Nuits, que j’ai par la suite ôtés. J’avais envie d’un cadre comme celui de StarWars, d’un univers évoquant des temps très reculés, et en même temps modernes. Cela m’a permis de faire une allégorie, de tracer un parallèle avec notre monde actuel. Habibi se passe dans un endroit qui évoque à la fois l’Inde, le Maroc, le Vietnam, les Etats-Unis… Cet environnement est tellement fort, qu’il en vient à « avaler » les personnages.

Éditeur : Casterman

Collection : Écritures

Dessinateur / Scénariste : Craig THOMPSON

Dépôt légal : octobre 2011

ISBN : 2203003278

Bulles bulles bulles…

Ce diaporama nécessite JavaScript.

––

Habibi – Thompson © Casterman – 2011


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Mo 788 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines