J.Edgar : L’art du contraste
Après deux longs-métrages n’ayant pas fait l’unanimité, tant du côté de la critique que du côté des spectateurs, Clint Eastwood, dont on aime rappeler, un peu grossièrement, qu’il est le dernier représentant d’un classicisme mourant, revient avec un film somme sur la vie de J. Edgar Hoover, directeur du F.B.I pendant quatre décennies, et véritable symbole du pouvoir institutionnel américain.
Le pari est extrêmement risqué, car le personnage est sulfureux, et est souvent dépeint par les historiens comme une figure négative, indéfendable. Mais avec le temps, nous avons appris à connaître Eastwood, un réalisateur friand de personnages ambigus, et aimant brouiller les trajectoires manichéennes qui fondent le classicisme hollywoodien. Notons ici un premier élément qui vient déjà nuancer l’étiquette accolée facilement au metteur en scène.
J. Edgar est à la fois un film historique, un biopic et un mélodrame.
C’est cette multiplicité des genres qui a surpris une partie de la critique française. On a pû reprocher au film de délaisser l’histoire, la grande, au profit de l’homme. C’est pourtant ce qui fait toute la force du récit : approcher de près la bête, apprendre à la connaître, pour mieux la juger.
Mais que l’on ne s’y trompe pas, l’histoire est là, et Hoover ne fait qu’un avec elle. Le film décrit un personnage marié à la nation américaine et à son destin. Le F.B.I est son œuvre, qu’il construit pas à pas, tel un metteur en scène maniaque. Sous nos yeux, on voit se créer une idée du F.B.I, celle que nous nous en faisons aujourd’hui, et que l’on voit partout dans les films et les séries télévisées.
Les deux entités sont indissociables et se fondent l’une dans l’autre. La simplicité avec laquelle Eastwood nous le fait comprendre est la marque des grands. La gestion du temps historique et intime, de par sa fluidité et son rythme, est miraculeuse. L’utilisation du flashback y est frénétique, complexe. Étant pourtant une marque évidente de la forme classique, l’efficacité narrative et plastique du flashback est ici mise à l’épreuve, forcé à l’évolution. Le résultat est de taille, puisque le film navigue dans le temps avec une force rare, confirmant Eastwood dans son rôle inné de conteur.. Le passé est le présent s’opposent et se complètent, jusqu’à une fausse révélation finale qui nous éclaire sur l’ambivalence du personnage. Le biopic redevient passionnant.
Le contraste est donc palpable, non seulement dans le mode de narration du film, mais également à l’intérieur même de son personnage. Républicain conservateur, Hoover se voit comme une haute figure morale, incorruptible : une incarnation de l’Amérique puritaine, individualiste et patriotique.
Mais quel intérêt y a t-il à passer 2h20 en compagnie d’un tel personnage, si aucune empathie ne s’installe. C’est là que l’approche ambiguë d’Eastwood prend toute sa valeur. Malgré la négativité du personnage, on se prend très vite d’affection pour lui, à mesure que l’on prend conscience de ses démons intérieurs et de ses frustrations.
L’homosexualité supposée d’Hoover n’est pas anecdotique pour le metteur en scène. C’est, bien au contraire, l’angle qui lui permet de rendre le personnage fragile et finalement beau. Sa relation avec Tolson, son second, est filmée avec une passion contenue des plus subtiles, offrant les moments les plus forts du film. On retrouve ici la passion du mélodrame, qui fit la force de Sur la route de Madison (1995) et de Million dollar Baby (2004).
On ne cherche jamais à convaincre dans J. Edgar, mais d’abord à éprouver et ensuite comprendre. Comprendre quoi ? Probablement la complexité du monde. Di Caprio contribue grandement à la sympathie du personnage. Habitué au rôle positif et figureiconique du cinéma moderne, il met immédiatement le spectateur de son côté. Sa rencontre avec le rôle offre une des plus belles performances du moment. D’autant que l’acteur propose plus qu’une simple incarnation mimétique. Les jeux de masques, qui le vieillissent, permettent de créer l’illusion. Les deux hommes ne font qu’un. On est face à bien plus qu’un grand acteur jouant un grand homme.
C’est une fusion.
Mais l’empathie est pondéré. L’intelligence du scénariste a été d’installer des personnages capables de faire contraste avec Hoover, afin de lui faire remarquer ses abus, son extrémisme, et sa folie. Le rôle des scribes, mais aussi celui de Tolson, et de Helen Gandy, la fidèle secrétaire du directeur, sont là pour objectiviser le récit aux moments opportuns. Que peut-on alors reprocher à un film qui refuse si subtilement la manipulation et la mise en place de vérités évidentes, au profit d’une vision obscure et tiraillée de l’histoire des hommes ? Pas grand chose.
D’autant que l’on est envouté par cette photographie désaturée, à la limite du noir et blanc. Le réalisme, parfois cru des images, se fond dans une atmosphère de velours. Le noir remplit les cadres et détache des silhouettes, donnant à la fiction une ampleur romanesque, que seule la musique de chambre, composée presque exclusivement de piano par le cinéaste lui même, vient diminuer.
Preuve que Eastwood hésite volontairement entre deux approches. L’une, plus hollywoodienne, portée par le souffle de la fiction, autant que par la force pictural des images. L’autre, plus intimiste, venant rééquilibrer la balance, pour la faire pencher du côté du doute, de l’instabilité et du questionnement.
De cette fusion émerge un film majeur pour le cinéaste. J. Edgar est la preuve que Eastwood cherche plus qu’une simple conservation du classicisme hollywoodien. Il veut le faire évoluer, le faire bénéficier, autant des avantages techniques qu’offre la modernité (étalonnage numérique, révolution des techniques de productions) que de interrogations qu’elle pose (ambivalence des personnages, vérité en suspend, mise en doute de l’image). La nature perverse des flashback en est la preuve. C’est ce choc des formes qui est visible dans J.Edgar, et quel choc !
C. Levassort