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Entretien avec Bernard Noël (par Matthieu Gosztola)

Par Florence Trocmé

« je ne veux être sauvé de rien », 
entretien avec Bernard Noël par Matthieu Gosztola* 
 

Matthieu Gosztola. – Une phrase, un mot même peuvent mettre votre tête au travail, suscitant en vous un irrépressible désir – besoin ? –  de comprendre. C’est-à-dire d’être au plus près de la source chantante de ce qui s’offre tout en se refusant – vous le sentez –… Dans le numéro d’Europe  consacré à Perros, vous allez jusqu’à, pour la première fois à ma connaissance, ajouter une possible dimension de tristesse à cette quête de sens, écrivant : « Ma perplexité ne trouve aucun apaisement et s’en agace ». Est-ce douleur ou joie, cette façon qu’a votre tête de se mettre constamment au travail ? Douleur et joie ? 
 
Bernard Noël. – Il n’y a pas si longtemps, j’ai pris conscience que je savais vider ma tête et, sans doute, la laisser au repos. Un mot suffit, en effet, à la mettre en éveil, c’est-à-dire à la mettre en état de réfléchir, donc de penser. Cependant, penser ne va guère pour moi sans écrire, du moins les deux sont-ils devenus généralement inséparables. Quand je pense sans écrire, je fais un effort de mémorisation dans le but de noter bientôt cela et de le prolonger en écrivant… Bien sûr, je me rends compte soudain que je suis en train d’oublier la parole, car il m’arrive de parler et, je l’espère, de penser en parlant… Je n’en ai pas conscience quand je parle avec des amis. Je le perçois quand je parle en public et, tout spécialement, dans les moments où, doutant de moi, je fais appel à des choses déjà pensées, déjà dites… Je me souviens qu’une tristesse m’a pris en pensant à Perros : la tristesse d’avoir à en parler comme d’un écrivain et un écrivain mort. Brusquement, je désirais qu’il ne soit plus ni l’un ni l’autre ! Et ce désir reflétait par ailleurs ma volonté d’essayer de chasser l’inévitable part d’illusion qui s’installe dès que nous commençons à écrire. Je trace un mot, et me voilà sauvé du mutisme – oui, mais je ne veux être sauvé de rien, pas même de cette paralysie qui guette ma langue… 
 
 
Matthieu Gosztola. – Perros écrit dans Papiers collés : « La poésie donne le plaisir de ne pas avoir à comprendre. » Que pensez-vous de cet aphorisme ? 
 
Bernard Noël. – J’aime son ironie. La poésie ne dispense pas de comprendre : elle exige d’être comprise autrement. L’éducation nous conduit à articuler ensemble  « comprendre » et « expliquer ». La poésie est ce qu’aucune explication n’épuise  parce qu’elle émeut et que cette émotion mêle inséparablement le cœur et la tête. 
 
 
Matthieu Gosztola. – Fabio Scotto écrit à son tour : « À la source du poème il y aurait […] la sensation physique d’être envahi par quelque chose d’inconnu, d’intraduisible et d’incompréhensible. » Êtes-vous d’accord avec ça ? Comment ressentez-vous cette phrase par rapport aux poèmes du Chemin d’encre (vous avez en effet rebaptisé Ce jardin d’encre en Ce chemin d’encre) que vous écrivez aujourd’hui ? 
 
Bernard Noël. – Si l’inconnu était perçu comme intraduisible et incompréhensible, ce ne serait pas la peine d’essayer de l’exprimer ! Il y a bien, pour commencer, une sensation physique, un désir, qui créent une attente… Celle-ci entraîne une précipitation verbale par laquelle l’inconnu prend la parole… Voici quelques mots, puis leur examen critique, puis d’autres mots… et ainsi de suite… Ou rien si la sensation demeure vaine… En fait tout commence par une posture à travers laquelle le corps recherche la concentration favorable à la « sensation » qui va déclencher ou non la venue des premiers mots… Joyce a parlé d’épiphanie, j’aime ce mot pour qualifier la « sensation physique »… 
 
 
Matthieu Gosztola. – Perros écrit : « Les poètes écrivent mal. C’est leur charme. » Qu’éveille en vous cette pensée ? 
 
Bernard Noël. – Perros aimait la provocation : l’aphorisme moqueur… Je pense à son long poème Une Vie ordinaire… En ce temps-là, écrire mal, c’était écrire comme il le fait dans ce poème des vers réguliers et légers… 
 
 
Matthieu Gosztola. – Aujourd’hui, c’est Le Chemin d’encre qui semble vous occuper le plus. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ? 
 
Bernard Noël. – Il doit y avoir cinq ans que ce projet m’occupe. Il est né d’une circonstance. Un éditeur, Dumerchez, m’a proposé de faire un livre d’artiste avec Zao Wou Ki. Je connais ce peintre depuis longtemps, j’ai écrit deux études sur son travail. Je n’aurais jamais osé lui demander  de faire avec lui un livre d’artiste. Il a donné plusieurs dessins destinés à devenir des gravures : tous étaient en largeur. Je me suis dit qu’il fallait que j’affronte cette largeur et, par conséquent, essayer d’écrire des vers longs… Ce que j’ai fait en découvrant, non sans surprise, que cette longueur changeait mon rapport à l’expression poétique, m’obligeait à m’y engager avec moins de réserves… J’ai donc écrit sept poèmes de 17 vers, chacun de 17 syllabes…  Cette expérience m’a poussé assez vite à écrire une nouvelle séquence de 17 vers, puis une autre. J’ai dû en composer cinq en trois ans, et j’ai mis à peu près le même temps à écrire les deux suivantes… Très vite, le sentiment m’est venu que ce poème n’aurait pas d’autre fin que la mienne. Je ressens cela comme une nécessité liée au mouvement profond du poème. Peut-être parce qu’il constitue une sorte de somme. Les cinq premières séquences ont paru récemment avec leur version en espagnol dans un volume conçu par François Rouan, non comme un livre d’artiste, mais comme un livre d’images à la fois abstraites et figuratives. J’aime l’œuvre de Rouan qui se bat entre ces deux notions, lesquelles ne sont pas contradictoires comme on le croit… 
 
 
Matthieu Gosztola. – Pourquoi souhaitez-vous que ce livre n’ait pas d’autre fin que votre fin ? Est-ce justement pour refuser au mot fin son statut ordinaire ? Jusqu’à son sens ? Peut-on alors parler encore de fin ? 
 
Bernard Noël. – Je vous ai dit que je ressentais ce choix comme une nécessité. Je me demande ce qu’exprime ici le mot « nécessité » ? D’ordinaire la fin est liée au mouvement de l’œuvre qui va vers son épuisement : cette fin là est, si j’ose dire, indépendante de la volonté de l’auteur bien qu’elle semble ne dépendre que de son choix. Je veux probablement échapper à cela tout en doutant de le pouvoir car le mouvement du poème peut aussi bien s’épuiser tout à coup. J’ai cru que je n’arriverais pas à terminer la septième séquence… et mon projet a été comme défié de l’intérieur par cette impuissance. Que signifie le mot « fin » ? Il n’a tout son sens qu’en s’identifiant à la mort… Oui, mais la fin d’un livre est en réalité sa naissance… Tel est le lieu de mon débat : ma mort sera la naissance du Chemin d’encre dans le temps où il franchira sa fin qui sera la mienne… 
 
 
*à l’occasion de la parution de Ce jardin d’encre, livre de poèmes publiés en français et en espagnol (traduction Sara Cohen) et accompagnés de photographies (principalement des tressages/collages de tirages argentiques noir & blanc) de François Rouan, Cadastre8zéro, 2011.  Lire des extraits du livre.
 


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