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Chants de la mémoire : Œuvres pour chœur et orchestre de Brahms par Philippe Herreweghe

Publié le 15 janvier 2012 par Jeanchristophepucek

 

wilhelm steuerwaldt ruines abbaye heisterbach Wilhelm Steuerwaldt (Quedlinburg, 1815-1871),
Ruines de l’abbaye de Heisterbach, 1863.
Huile sur toile, 73,2 x 81,2 cm, Paris, Musée du Louvre.
(photographie RMN/Gérard Blot)
Comme nombre de ses confrères issus du mouvement de renouveau de la musique baroque, Philippe Herreweghe, connu notamment pour être un des serviteurs les plus constamment inspirés de Bach, s’intéresse de près au répertoire romantique et postromantique, dont il propose, depuis une petite vingtaine d’années, des visions souvent passionnantes à défaut d’être toujours pleinement abouties. Après avoir livré une belle lecture de son Deutsches Requiem en 1996 pour Harmonia Mundi, il revient aujourd’hui à Johannes Brahms dans un disque rassemblant quelques-unes de ses œuvres pour chœur et orchestre, publié par son propre label, Phi.
Comme le rappelle très justement le livret, les compositions chorales avec accompagnement orchestral jouissaient, tant auprès du public que des musiciens allemands du XIXe siècle, d’une position privilégiée et honorée. Conscient des attentes suscitées par le genre, Brahms prit tout son temps avant de s’y risquer, étudiant le contrepoint et la fugue tout en se plongeant dans l’univers des maîtres du passé, tels Palestrina ou Schütz, dont une œuvre comme Ein deutsches Requiem, ébauchée vers le milieu des années 1850 et créée en 1868, témoigne d’une imprégnation et d’une compréhension bien réelles. Les premiers essais achevés du compositeur datent de 1858, avec un Ave Maria (opus 12) et le Begräbnisgesang (Chant funèbre, opus 13) enregistré sur ce disque. Écrite dans la sombre tonalité d’ut mineur, dont on sait qu’elle pouvait incarner, aux yeux de la génération romantique, le poids du destin, cette pièce pour chœur, douze instruments à vent et timbales, dans laquelle on peut justement voir un embryon du Deutsches Requiem, met en musique un poème de Michael Weisse datant de 1531 ; le choix d’un texte ancien, ainsi que l’utilisation d’une mélodie de choral et d’une palette de couleurs restreinte confèrent à cette marche funèbre un caractère de sobre solennité volontairement teinté de couleurs archaïques. On mesure sans peine le chemin qui a été parcouru par le musicien en écoutant immédiatement à la suite l’Alt-Rhapsodie (Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre, opus 53) datant de 1869. L’ambiance est, cette fois-ci, totalement romantique, doublement même, car le poème de Goethe utilisé par le compositeur l’est de façon fragmentaire, ce qui oblige l’auditeur à se souvenir – réflexe romantique par excellence – des parties manquantes. johannes brahms 1889Ainsi Brahms débute-t-il l’œuvre sur les mots « Aber abseits wer ist’s ? » (« Mais qui donc va là ? ») laissant croire que l’histoire qu’il va nous conter a déjà commencé hors des limites de l’espace musical ; il n’agira d’ailleurs pas autrement en commençant sa Première symphonie (1855-76) par un climax. Assez nettement marquée par l’univers de l’opéra, cette scène qui conjugue élan et désenchantement se termine par un chœur final dont la religiosité diffuse résonne comme une promesse de paix. La même lumière incertaine mais pourtant teintée d’optimisme nimbe la fin du Schicksalslied (Chant du destin, opus 54), achevé en 1871. Là encore, le musicien a mis à contribution une des grandes figures du romantisme allemand, Friedrich Hölderlin, dont il utilise un extrait du roman Hyperion (publié en deux parties, respectivement en 1797 et 1799), jouant sur l’opposition entre la calme plénitude des mondes spirituels et l’agitation souvent douloureuse de la destinée humaine, traduite musicalement par un contraste saisissant de tempo et de tonalité : Langsam und sehnsuchtsvoll (lent et plein d’expression) dans un mi bémol majeur aux teintes parfois surnaturelles pour les premiers, Allegro dans un tumultueux ut mineur pour la seconde. Brahms a choisi de laisser le dernier mot à l’orchestre, dans un Adagio en ut majeur qui laisse entrevoir la possibilité d’une réconciliation de l’Homme et de son destin. Avec la seule pièce pour chœur sans accompagnement de cette anthologie, Warum ist das Licht gegeben (Pourquoi la lumière est-elle donnée ? achevé en 1877), premier des deux Motets formant l’opus 74, nous retrouvons le Brahms admirateur des Anciens, qui, sur un texte juxtaposant des passages de la Bible au célèbre choral de Martin Luther, Mit Fried’ und Freud’ ich fahr’ dahin (Je pars en joie, je pars en paix), tisse des élaborations polyphoniques extrêmement savantes et pourtant transparentes témoignant d’une parfaite assimilation de la manière de Palestrina. Dernier mot du compositeur dans le domaine de la musique pour chœur et orchestre, le Gesang der Parzen (Chant des Parques, opus 89), composé en 1882, revient à Goethe et à l’opposition entre le monde supérieur des Dieux et celui, inférieur, des Hommes pour souligner l’indifférence souvent cruelle avec laquelle les premiers traitent volontiers les seconds. On peut voir dans cette pièce une manière de synthèse entre tradition et nouveauté, par son mélange entre des réminiscences de musiques anciennes, en particulier de Bach, et l’utilisation d’harmonies particulièrement audacieuses.
L’interprétation que livrent Philippe Herreweghe (photographie ci-dessous) et ses troupes de ces cinq pages est indiscutablement de très haut niveau. Comme toujours avec ce directeur d’ensembles, aucun détail n’a été laissé au hasard et la mise en place est absolument impeccable. À tout seigneur, tout honneur, le Collegium Vocale Gent demeure, tout en épousant l’esthétique chorale assez fondue voulue par le chef, d’une lisibilité, d’une cohésion et d’une transparence parfaites. Tout sonne ici avec beaucoup de densité et de rondeur tout en demeurant parfaitement net et détaillé, et il faut, sur ce point, saluer la précision de la prise de son d’Andreas Neubronner ainsi que la production exigeante de Michel Stockhem qui contribuent également à la réussite de l’entreprise. L’Orchestre des Champs-Élysées continue à se bonifier au fil des enregistrements, offrant des couleurs vraiment séduisantes, en particulier du côté des pupitres des vents, lesquels conjuguent puissance et sensualité de façon très convaincante. philippe herrewegheLa pâte orchestrale possède la juste densité attendue dans ce type de répertoire, sans l’épaisseur ni la lourdeur d’un philharmonique, mais surtout sans la chétiveté que l’on observe parfois chez les formations issues de la musique ancienne lorsqu’elles abordent la musique du XIXe siècle. La prestation d’Ann Hallenberg dans l’Alt-Rhapsodie est séduisante ; la mezzo-soprano possède la solidité technique et les capacités expressives idoines pour rendre justice à une œuvre dont les nuances subtiles s’accommodent mal de lectures trop univoques et son incarnation pleine de finesse et de retenue ne jure pas avec la ligne générale fixée par le chef. Philippe Herreweghe dirige ces œuvres en leur apportant la formidable plus-value de son excellente connaissance du répertoire des XVIe et XVIIe siècles et, du point de vue de la mise en valeur du travail polyphonique et des trouvailles d’écriture de Brahms, je ne connais aucune version qui délivre un tel sentiment d’évidence. Cependant, s’il y a ici des couleurs et des nuances splendides que vous n’entendrez dans aucun autre disque, si l’intelligence musicale et sa traduction sonore suscitent l’admiration presque à chaque mesure, force est de constater que l’on aurait aussi aimé, parfois, un peu plus de fougue et de frémissements dans des pages si profondément ancrées dans l’esthétique romantique. John Eliot Gardiner a montré, lorsqu’il a enregistré ces pièces en complément du cycle des symphonies (Soli Deo Gloria, 4 CD), que l’on pouvait pousser un peu plus loin le dramatisme tout en conservant le même souci philologique.
Que cette petite réserve ne vous empêche pas de partir à la découverte de ce magnifique enregistrement dont la hauteur de vue interprétative et la qualité de la réalisation font une anthologie à connaître absolument pour qui aime Brahms, la seule, à ma connaissance, à proposer en un seul disque la réunion d’œuvres majeures pour chœur et orchestre du compositeur dans une optique historiquement informée. On espère vivement qu’après ce passage globalement réussi en terres brahmsiennes, Philippe Herreweghe aura l’envie de revenir aux partitions chorales d’Anton Bruckner dont il est sans doute actuellement un des meilleurs serviteurs.
johannes brahms werke fur chor und orchester herrewegheJohannes Brahms (1833-1897), Œuvres pour chœur et orchestre : Schicksalslied, op.54, Alt-Rhapsodie, op.53*, Warum ist das Licht gegeben, op.74/1, Begräbnisgesang, op.13, Gesang der Parzen, op.89
*Ann Hallenberg, mezzo-soprano
Collegium Vocale Gent
Orchestre des Champs-Élysées
Philippe Herreweghe, direction
1 CD [durée totale : 56’48”] Phi LPH 003. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
Gesang der Parzen, op.89
Des extraits d’une minute de chaque plage du disque peuvent être écoutés ici :
Johannes Brahms : Œuvres pour chœur & orchestre | Johannes Brahms par Philippe Herreweghe
Illustrations complémentaires :
Johannes Brahms en 1889, photographie de C. Brasch. New-York, Public Library.
La photographie de Philippe Herreweghe est de Michiel Hendryckx, tirée du site Internet du Collegium Vocale Gent.

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