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La Solde critiquée par Strictement Confidentiel

Par Eric Mccomber
LA SOLDE – ÉRIC MCCOMBER
Écrit par Sophie K.
Vendredi, 13 Janvier 2012 18:14
Le troisième roman du Québécois Éric McComber, chaleureux compagnon cycliste et blogueur qu’on aime, se présente comme un agenda scolaire – ça existe donc encore, ce type d’agenda, avec coloriages, citations d’hypocrites gourous et proverbes édifiants préfigurant, finalement, les injonctions de la pub d’aujourd’hui* ? Oui, ça existe encore, faut jamais lâcher les précieux modes d’emploi qui permettent la fabrication des robots.
Les heures, les jours et les mois d’une année défilent, cadre ironique qu’explose, à la fois allègrement, crûment et douloureusement, le personnage principal, déjà rencontré dans « Sans connaissance » (Autrement, 2007), le précédent roman de McComber. Nom : Émile Duncan. Adresse (de l’époque) : Montréal. Codes permanents : Mi-la-ré-sol-si-mi (surtout le mi). En cas d’urgence, contactez le Docteur Stojczek. (Pardon : En gars d’urgenze, gontacdez le doc d’heures Stojczek.) Et les parents, éventuellement, mais pas trop. Lien avec l’élève : lien avec les lèvres, soit un médecin foireux qui augmente les doses d’antidépresseurs, une famille en fuite qui, malgré l’amour partagé, augmente la déprime, et tout un paquet de belles femmes déboussolées.
Émile Duncan est-il un double de papier d’Éric McComber ? Fichtre, que tu es subtil(e), toi. Après tout, tu sais que le premier roman de McComber s’appelle « Antarctique », et voilà qu’Émile, esclave-correcteur déprimé d’agendas scolaires dans une usine à mots-comptent-pas, s’évade en écrivant furieusement son premier roman, « Groenland », le seul truc qui lui fasse respirer un peu d’air frais. Et qu’il l’apporte à un éditeur, qui le publie, contre toute attente.
Et là, toi qui as avalé ce « pitch » (comme disent les gars coiffés à la française, tous ces enfants d’Ardisson qui pépient à la télé), tu crois que tu as tout pigé, tu te dis que la vie d’Émile, jusque-là coincé au fond d’une crasseuse lampe d’Aladin made in China, beaucoup frottée mais si peu caressée, va enfin changer, version Disneyland. Mais tu te goures, évidemment. Et tu es déçu, tu patines, petit chou, toi qui compares les femmes à des fleurs. Tu oublies que, contrairement à ce que t’ont raconté tes agendas, la vie n’est pas un conte de fées. Elle ne le sera jamais. Même si tu gagnes au loto.
« Je ferme les yeux. Je vois d’ici un facétieux, tout hilare à la télé :
– Grâce à ces quarante-deux millions, je pensais acheter cent cinquante mille kalachnikovs et un an de munitions, pour instaurer et défendre la première République socialiste du Québec. Mais… Euh… En réalité, à dire vrai, euh… je juge préférable d’investir ces fonds dans une fiducie…
– Ce sont de sages paroles, ça, mon petit ami… Pour envoyer votre fils étudier à Harvard, je supp…
– …dans le but éventuel d’envisager l’achat d’un chasseur bombardier.
– Mhuufh ?! »

Rêve pas, donc. Enfin si, mais pas dans ce sens-là. Fais comme Émile : rêve, mais alors très fort, et loin, et dru, et cru, et chaud et tendre aussi, avec une langue vivante, drôle et inventive, un joual vigoureux qui te réveille comme si tu te roulais tout nu dans la neige après un sauna étouffant. Et puis ris, comme lui, y compris quand tu pleures au fond. Parce que la vie, la moderne, vécue dans une grande métropole, c’est d’abord se fader un corps encombrant au cœur d’un labyrinthe étroit, bourré de « canons à parfums » et de machines à fabriquer du vide. Même si les murs semblent parfois s’écarter un peu, même si quelques fenêtres te laissent entrevoir le paysage, ce foutu paysage si beau et si cruel, t’es toujours en train de crapahuter comme un rat dans le circuit, de chercher la sortie tout en devant digérer tes chagrins, les seuls à ne pas disparaître dans la cuvette des chiottes (du moins tant que tu te tiendras debout).
La vie, c’est également supporter les autres taulards, surtout ceux, nombreux, qui sont heureux de l’être.
« J’envie souvent le bonheur idiot de mon frère Patrick. Il se vautre dans une sauce à base de moquette et d’ignorance. Son combat est clair. Se protéger de la conscience. C’est la lutte pour une mort par autoanesthésie. Conflit confit. Boulot bonbon. Onctueuse fureur du salaire de la flaccidité. Distraction, dissipation, divertissement ! …Réticence, négligence, absence ! … Des choix d’émissions variées. Une vie blèche, bien canadienne, passée à se lover dans le placenta du moule élastique, ouaté et brumeux du fascisme ordinaire. J’ai essayé, pourtant. »
La conscience de la vérité des êtres et des choses, voilà ce qui cloue de stupeur Émile, ce qui l’écartèle, ce qui le fait rugir. Ce qui lui fait aussi chercher l’amour – et le sexe évidemment, mais l’amour est toujours derrière, ou dessous, ou dedans, ou avant, ou après, comme tu voudras. Et toutes ces femmes récemment « libérées », c'est-à-dire passées de la vieille prison des femmes à la grande prison, devenue mixte, où s’ébattent les hommes, n’aident pas vraiment Émile à oublier ses anciennes passions, ni à trouver la nouvelle, la simple, l’évidente dont on rêve tous sans trop y croire. Mais il roule, Émile. Il continue à aimer, à désirer, et même épuisé, incompris, rejeté ou désespéré, il tente sa chance, poursuit sa quête, joue son blues, cherche sa note bleue, rigole de ses propres failles et de ses tripes en vrac, affronte le soir, la nuit et l’aube, câline des corps usés, des visages lisses ou chiffonnés, et des matous – pardon, des pouis-pouis** – révoltés. Un jour, le mur s’écroulera, il le devine, peut-être. « La Solde », c’est au fond la fin de l’agenda, le pied dans la porte avant la ruée, si complexe, vers la liberté.
La Solde, Éric McComber - La Mèche.
*« mangez, achetez, obéissez, dormez ». Car nous explorons décidément, on vous l’a assez dit, bande d’aliénés, toutes les strates du « Invasion Los Angeles » de John Carpenter.
** « En fait, à la suite de longues et scientifiques recherches, je crois avoir découvert qu’entre eux les chats répondent au nom de « poui-poui ». Le jour où les chats parleront une langue humaine, je parierais gros que, dès le début, ils se pointeront la poitrine en prononçant le mot « poui-poui ». Nous serons bien obligés, alors, de remplacer le mot « chat » par « poui-poui ». La semaine prochaine, je téléphone à Stojczek pour lui en parler. Certain qu’il approuvera. C’est un homme cultivé et bardé de diplômes. Pourvu seulement qu’il ne vole pas ma découverte. »© Éric McComber

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