Texte commenté :
Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode, «L’enracinement social du savant», 1967, trad. fr. H. Sinaceur, Paris, Aubier, 1998, pp. 193-211
Paru en 1967, De l’angoisse à la méthode est un ouvrage du psychanalyste et anthropologue Georges Devereux traitant de la méthodologie et de l’épistémologie des sciences humaines. Devereux s’intéresse plus particulièrement au rapport sujet-objet de connaissance. Dans le chapitre intitulé «L’enracinement social du savant», il cherche à repenser ce que signifie l’objectivité de la science à en s’interrogeant sur l’objectivité de celui qui produit la science, c’est-à-dire du savant. Or parler de l’objectivité du savant n’est pas une chose évidente. Le problème qui se pose est le suivant : comment le savant, qui est comme tout humain une subjectivité incarnée socialement, peut-il prétendre à l’objectivité ? L’objectivité du savant peut-elle tenir dans la capacité du savant à neutraliser sa subjectivité sociale ? Dans la négative, cela rend-il impossible toute prétention à l’objectivité ?
En prenant pour matière de travail les biographies des savants mises en rapport avec leurs productions scientifiques respectives, Devereux vise à mettre en lumière «l’influence de l’idéologie, du statut ethnique et culturel, de l’appartenance de classe et de la position professionnelle du savant qui œuvre dans le cadre de certaines tendances historico-culturelles et de certaines modes scientifiques» (p. 193). Mettre en lumière cela, c’est premièrement rappeler que la science n’est pas un savoir donné que le savant se contenterait de révéler mais un savoir construit par le savant. Cela signifie que la science ne peut être objective au sens de non-subjective. À ce titre, nous pouvons d’ailleurs remarquer que le chapitre que nous étudions s’inscrit dans une partie intitulée «Le savant et sa science» (nous soulignons). Deuxièmement, c’est rappeler que le savant s’ancre subjectivement dans un contexte social qui, de par le cadre de pensée qu’il implique, l’influe dans sa manière de construire le savoir et qui n’est donc pas sans effet sur ce savoir. Cela signifie que le savant ne peut être neutre.
Cette subjectivité et cette non-neutralité du savant et par conséquent de sa science conduisent-elles Devereux au scepticisme, au renoncement de toute prétention à l’objectivité ? Si la non-subjectivité et la neutralité du savant sont illusoires, ces illusions ne rendent pas pour autant illusoire toute prétention à l’objectivité. Dans ces conditions, comment prétendre à l’objectivité ? Il convient d’abord que le savant prenne conscience de sa subjectivité et de sa non-neutralité propres qui conditionnent inévitablement son cadre de pensée. Prendre conscience de son cadre de pensée, c’est prendre conscience des limites et donc de la partialité de sa pensée. Devereux dit qu’il faut «en tenir compte, comme sources d’erreur systématique» et les «calibrer» par les sources d’erreur systématique d’un autre cadre de pensée (p. 198). Il ajoute ensuite que l’objectivité tient dans la «triangulation» de travaux traitant du même objet par des savants ayant des cadres de pensée différents (p. 198). En fait, un cadre de pensée est par définition borné par des limites et les zones qui se trouvent au-delà de ces limites constituent des zones d’ombre pour et dans tel cadre de pensée et ces zones d’ombre ne peuvent être éclairées qu’à la lumière d’autres cadres de pensée. En somme, nous pouvons dire que l’objectivité, selon Devereux, n’implique pas l’impartialité — chose de toute façon impossible — mais la multipartialité, ce en vue d’opérer un croisement de différentes partialités complémentaires. Nous devons remarquer que si la multipartialité est une condition nécessaire à l’objectivité, cela signifie que l’objectivité ne peut résulter du travail d’un seul savant. En définitive, l’objectivité ne peut donc advenir que s’il existe une communauté de savants aux cadres de pensée différents et complémentaires les uns des autres.