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Dans la toile d'un maître - Lech Majewski - Bruegel, le moulin et la croix (2011, avec Rutgen Hauer, Michael York, Charlotte Rampling...) par Antonio Werli

Par Fric Frac Club
Dans la toile d'un maître - Lech Majewski - Bruegel, le moulin et la croix (2011, avec Rutgen Hauer, Michael York, Charlotte Rampling...) par Antonio Werli Dans la toile d'un maître - Lech Majewski - Bruegel, le moulin et la croix (2011, avec Rutgen Hauer, Michael York, Charlotte Rampling...) par Antonio Werli Le générique est simple, un parchemin qui fait défiler les noms et annonce dès les premières secondes ce qui va importer tout le film : le rythme, lent et inéluctable, du tour des choses. Le premier tour est donc affiché par ce livre qui égrène les crédits. Puis, l'image apparaît, et le tableau éblouit. Le spectateur est déjà dans Le portement de Croix. Les couleurs sont parfaites, la composition est subtile, les mouvements de caméra rendent le rythme puissant de la terre et du cosmos, un rythme qui va sous-tendre tout le spectacle et qui n'appartient pas aux hommes, mais à un ingénierie extra-humaine, symbolisée par l'impressionnante et quasi expressionniste scène du moulin quelques minutes plus tard. Pourtant, c'est la vie des hommes, individus pris au piège de la toile d'araignée du temps et de l'Histoire, qui va comme porter la construction du tableau et la narration générale qui opère par tranches. Au fond, c'est leurs regards à chacun qui déterminent tout le spectacle. Le regard du meunier sur sa machine, celui de l'enfant sur sa mère dénudée apparaissant comme une sculpture tournée, celui de la femme qui appréhende le paysage où son fils sera crucifié, celui de l'homme qui pousse une roue de chariot, d'autres encore, et parmi tous, celui de Bruegel qui fond, par son caractère d'observateur à l'attention extrême mais aussi de visionnaire qui pénètre chaque détail pour en extraire l'essence symbolique, l'ensemble a priori hétéroclite des mille éléments qui l'entourent en une toile unique qui doit tout contenir. Dans le tour de poignet qui inscrit sa vision sur le papier de l'esquisse vient se placer la croix, symbole moins religieux semble-t-il pour lui que métaphysique, car la croix, qui est marquée sur un arbre par un bûcheron au début du film et sera transformé par les charpentiers en bois de crucifixion, annonce l'acmé du récit où le temps se suspend au cœur des mouvements des tours du temps, pour transformer le peintre en démiurge — certes il s'agit d'une épiphanie, c'est aussi le point où l'homme conquiert un pouvoir qui le dépasse en temps normal. Et la construction du film est mise en abyme par l'esquisse que dresse Bruegel au fur et à mesure, au rythme des cercles de l'araignée qui l'inspire le matin répondant à la machinerie du moulin et aux cercles des jeux des enfants ou des tours de séduction de personnages aux arrières-plans. Ces arrières-plans sont d'ailleurs multiples et proposent une profondeur de champ qui dépasse la simple perspective picturale : qu'ils concernent la perspective du regard, les vitesses différentes, l'alternance de sons, musiques, silences et discours, l'histoire d'une époque sociale, culturelle et politique, l'essence symbolique de chacun des aspects composant le film, les jeux de la mémoire, les diverses langues employées. Et l'on dirait alors que tout concorde au deuxième degré — c'est-à-dire au-delà de la reconstitution ou de l'explication et analyse esthétiques parfaitement enthousiasmantes — à penser au-delà de ce qui est vu : à la toute fin, la mise en abyme — la dernière, magnifique — qui voit la caméra s'extraire du champ du tableau pour atterrir dans un musée moderne parmi une foule d'autres tableaux du peintre flamand, achève par un tour baroquisant vertigineux le projet de Majewski. Bruegel, le moulin et la croix est une expérience esthétique rare au cinéma. Un film sur la beauté réalisé en toute beauté par l'artiste qu'est Majewski lui-même (peintre, poète, cinéaste, homme de théâtre), dont l'élaboration repose sur une étude qu'on suppose, au regard du résultat, très sérieuse de l'historien et critique d'art Michael F. Gibson. L'hommage à Bruegel et la peinture flamande touche au cœur ; la finesse d'approche, la subtilité d'analyse dans la réalisation (composition, couleurs, narration, rythme, lumière, etc., d'une très grande ambition) en font un puissant traité d'esthétique et un parfait commentaire pictural. J'ai trouvé que la lenteur et les silences qui fondent le spectacle sont précisément ce qui est nécessaire à la contemplation d'un tableau de maître. Les moments d'interruption — ces points de croix dans le tour du temps —, qu'il s'agit des discours, des brusques accélérations, des éclairs de l'orage ou encore des frémissements de la fourmilière dans l'immobilité, viennent comme profaner ce qu'on aimerait voir idéalement resplendir d'une beauté fixée. C'est là que le travail de Majewski apparaît parfaitement inspiré, personnel et dévoué : l'on y voit le pli baroque qui se forme pour s'élever encore plus haut dans un art traditionnellement habité par la transcendance. En effet, Le portement de Croix est lui aussi habité de frémissements, de personnages bavards, de chevaux qui courent, de cris et de pleurs, et des grincements et crissements du moulin à l'intérieur de la montagne, donc à l'intérieur du tableau, mais ils ne peuvent apparaître dans la vision rapide de l'ensemble. Qu'on s'ennuie ou qu'on ne se laisse pas posséder devant ce film, c'est qu'on appartient au monde où l'imagination, l'émerveillement, la contemplation sont devenus de bien stériles territoires où tout effort se trouve empêché.

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