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Martial Solal, Olivier Calmel et Eric Ferrand N'Kaoua: à propos d'André Hodeir.

Publié le 26 janvier 2012 par Assurbanipal

Entretien avec Martial Solal, Olivier Calmel et Eric Ferrand-N’Kaoua autour d’André Hodeir. Dimanche 22 janvier 2012.

Suite au décès d’André Hodeir (1921-2011), violoniste, compositeur, chef d’orchestre, auteur, critique, j’ai publié sur ce blog «  Le testament d’André Hodeir » qui reprend les principes de la composition en Jazz tels qu’André Hodeir les avait posés dans « Le testament de Matti Jarvinen », article contenu dans « Les mondes du jazz » paru en 1970.

C’est à partir de ces principes que s’est tenue le dimanche 22 janvier 2012 une discussion entre Martial Solal (MS), pianiste, compositeur, chef d’orchestre français né en 1927, Olivier Calmel (OC), pianiste, compositeur, chef d’orchestre français né en 1974 et Eric Ferrand-N’Kaoua (EFNK), pianiste concertiste français né en 1963, votre serviteur (GL) notant leurs propos. 

Voici ce qui s’est dit sur l’écriture, la composition, l’improvisation au fil de la conversation.

GL : Qu’avez-vous appris d’André Hodeir ?

MS : J’ai plus qu’appris, j’ai pris de lui. Son sens de la rigueur m’a aidé. J’ai adopté beaucoup de ses points de vue. On lui a attribué «  l’improvisation simulée » : les soli étaient écrits. Les pièces avaient ainsi une vraie unité. Même dans les meilleurs big bands, comme celui de Duke Ellington, les solistes tiraient les morceaux vers eux. Certes, l’orchestre d’Ellington était si cohérent que le Duke savait à quoi s’attendre de la part de ses solistes. André Hodeir ne voulait pas que les solistes défigurent son œuvre. Les soli qu’il écrivait étaient très courts, de quelques mesures. Par exemple, lorsque l’orchestre de Patrice Caratini a joué en hommage à André Hodeir à Radio France, le solo de saxophone alto d’André Villeger semblait improvisé alors qu’il était écrit. 

OC : J’aime cette idée de maîtrise complète des matériaux qu’avait André Hodeir. C’est élégant et selon moi la preuve d’une réelle conscience de compositeur.

De manière très personnelle mon rapport à l’improvisation n’est pas, ou plus, celui d’un Jazzman traditionnel. Dans l’écriture, je ne fais plus de différence entre ce qui s’apparente au Jazz par l’énergie rythmique et ce qui semble ne pas déterminer une pulsation sous-jacente régulière. Pas plus que je ne fais de compromis sur cette énergie rythmique lorsque j’écris pour des orchestres de musiciens qui ne sont ni Jazzmen ni improvisateurs.

Dans les formations de Jazz dont je suis le leader, les partitions, le courrier comme on dit, est volumineux et important. Cela amuse certains Jazzmen avec qui je joue d’ailleurs. On a fait le tour du schéma thème/variations en musique improvisée. Le renouvellement du répertoire exige que l’on dépasse cette différence.

MS : cela rejoint ce que faisait Hodeir. André me laissait jouer quelques soli, improviser. J’étais le seul de l’orchestre à avoir ce privilège. Heureusement, car je n’ai jamais été un bon lecteur ! Hodeir utilisait quelquefois des points d’orgue, mais strictement mesurés, comme une sorte  d‘arrêt sur image. J’ai utilisé souvent cette idée. Juste avant sa disparition, j’ai écrit la préface d’un livre qui lui sera consacré, où je parle des différentes trouvailles d’André qui m’ont intéressé. Une chose qui me paraissait intéressante, c’était vers le milieu des  années 1950, c’est qu’il faisait intervenir un de tempo au cours d’un morceau, le nouveau tempo étant déterminé par les figures rythmiques de la mesure précédente . Exemple : le triolet de noire devenait la noire et inversement.

André Hodeir attachait une grande importance à la forme des oeuvres : pour lui, une œuvre   doit avoir une unité, une cohérence. Il en parlait dès le début des années 50. A l’époque, c’était un langage que l’on n'entendait pas. 

Il utilisait souvent le contrepoint, très rare en Jazz, aidé par ses brillantes études d’harmonie, de composition et d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris. Je ne l’ai connu que très récemment comme violoniste de Jazz. Il improvisait de la manière la plus classique (improvisation en mesure sur des harmonies préétablies)  ce qui est la définition standard du soliste de Jazz. Mais André Hodeir, c’était aussi un homme intelligent, brillant, spirituel. S’il est davantage reconnu dans le monde pour ses écrits que comme compositeur, il n’en reste pas moins un compositeur rare, au style très personnel.

Contrairement à beaucoup de Jazzmen, André Hodeir s’acharnait à ne pas montrer l’évidence.

OC : C’est bien l’élégance que j’évoquais. Encore aujourd’hui, bien que les ponts soient de plus en plus nombreux entre les musiciens de classique et de Jazz, il existe toujours des écoles sur le rapport entre écrit et improvisé. Dans les grandes formations, les ‘grands formats’, je crois qu’on ne se pose plus de questions pour renouveler la forme car cela est de toute évidence nécessaire, indispensable. Il est vrai que le contrepoint est relativement inexistant dans le répertoire Jazz. Ecrire des contrechants ou des polyrythmies, courantes dans les jazz d’aujourd’hui, ne constitue pas un travail sur le contrepoint.

MS : en Jazz, on écrit beaucoup d’unissons ( les parties bougent de manière homorythmique). Comme je suis autodidacte, j’ai longtemps marché sur la pointe des pieds pour le contrepoint. Ce n’est qu’à partir des années 80 que je l’ai utilisé, à dose homéopathique, dans les concerti que j’ai écrits.

EFNK : ce n’est pourtant pas qui m’a frappé chez vous : il me semblait plutôt entendre dans votre orchestre l’influence de la tradition d’arrangement pour big band. 

MS : j’ai toujours aimé les mélanges rythmiques mais ce n’est pas du contrepoint, c’est de l’orchestration.

OC : André Hodeir était certainement en avance sur son temps, ça ne fait aucun doute. Les courants du Jazz sont aujourd’hui si nombreux qu’on ne peut pas tout assumer en même temps. Quand j’ai passé le concours national de Jazz à La Défense, on m’a remis un prix de composition et on m’a dit : « Ce n’est pas vraiment du Jazz ce que tu écris ». J’ai trouvé cela amusant…

MS : Certains m’ont dit  que ce que je faisais n’est pas du Jazz… Après Armstrong et le middle jazz Parker puis Coltrane, etc.. ont eu   leurs détracteurs pour qui, tout musicien ne jouant pas dans tel ou tel style, ne faisait pas ou plus du Jazz. La musique est un tout. Elle ne se résume pas à des individualités, si puissantes fussent-elles. 

OC : Pour ce que je sais de son histoire, au début, le Jazz était écrit. L’improvisation s’est développée depuis les années 30. On devrait pouvoir aujourd’hui faire coexister de la musique très écrite, comme celle d’Andy Emler que j’affectionne particulièrement et ou la part improvisée est évidemment présente aussi, et des choses très improvisées, sans que cela ne pose de questions de ‘chapelles’.

GL : Venons-en aux principes posés par André Hodeir si vous le voulez bien. N°7 : si la voix est un instrument, elle n’a pas de mot à prononcer.

OC : dans le Jazz, quarante-deux ans après cet article, cette utilisation de la voix reste une rareté. Pour les chanteuses, il y a en France Claudia Solal, Elise Caron, Jeanne Added et puis c’est tout. 

EFNK : A propos des ponts entre classique et Jazz : les jeunes musiciens du XXIème siècle se diversifient et touchent à différentes traditions musicales ; c’est très bien, mais  le danger, c’est l’amateurisme en tout. 

OC : on ne peut pas être bon en tout mais on ne peut plus rester dans sa chapelle. Aujourd’hui, pour ce que j’en sais, beaucoup de musiciens qui sortent du Conservatoire avec des prix en classique improvisent. Des musiciens classiques d’envergure internationale s’intéressent au rapport avec l’improvisé, avec les formes mouvantes, les pulsations du groove, du swing, etc. Par exemple, Xavier Phillips, violoncelliste classique de renommée internationale, me fait l’honneur de se poser ces questions avec moi, d’aller voir ailleurs, de se mettre en danger sur un répertoire comportant des embûches, des embuscades …

EFNK : Si chapelle il y a, en sortir est un moyen de la retrouver dans une autre perspective.

Martial Solal

La photographie de Martial Solal est l'oeuvre du Vif-Argent Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette photographie sans l'autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales. 

GL:Un jour Didier Lockwood m’a raconté que Maxim Vengerov, le Tsar du violon, est venu le voir en lui disant : «  J’en ai marre d’être une moitié de musicien. Apprends-moi à improviser ».

EFNK : Pour moi, Martial Solal est un des plus grands pianistes de la planète. Peu importe qu’il soit classé dans le Jazz. Il a beaucoup apporté à l’écriture du piano. Heureusement, car la musique contemporaine d’il y a 30-40 ans avait un peu abandonné le piano dans son acception traditionnelle.

MS : l’instrument est primordial. Il faut le maîtriser pour pouvoir exprimer ce que l’on a  en tête.  De très rares exemples ont prouvé, dans le passé, que l’on pouvait jouer sans une technique de concertiste ! (GL : Thelonious Monk prouve le contraire).

GL : un autre principe de Matti Jarvinen alias André Hodeir. n°2 : le mouvement ne peut remplacer la masse, ni la masse le mouvement ; mais ils peuvent se compenser.

OC : la masse, en orchestration, cela fait tout de suite penser à l’école allemande, à Wagner. Le mouvement fait penser à l’impressionnisme, à l’école française.

MS : «  D or no » écrit par Hodeir pour 5-6 instruments où chacun joue des choses différentes. Dans les grands ensembles, il utilise plus la masse. A 50 musiciens, si chacun joue de façon différente, ça sonne mal….

OC : il existe de nombreux contre-exemples. Voici une partition ou j’ai écrit une fugue stricte à cinq voix , chromatique et à 7 temps pour un orchestre de 80 musiciens : ça fonctionne. Peut-être Hodeir a-t-il eu des expériences malheureuses,  ce qui l’aurait conduit à cette réflexion. Il existe des contre-exemples aussi de musiques extrêmement verticales pour petits ensembles. Exemple : « Summer Music », magnifique quintette à vent de Samuel Barber.

GL : Voyons un autre principe, le n°3 : Qui n’écrit pour le plaisir de l’instrumentiste ne peut espérer recevoir de lui quelque joie en retour.

MS : écrire pour le plaisir d’un soliste, c’est une évidence dans l’écriture de big band. Dans le Jazz, on laisse untel se mettre en vedette. J’aime bien entendre les gens jouer ensemble.

GL : principe n°5 : là où dix instruments suffisent, c’est une faute professionnelle que d’en faire jouer douze.

MS : un accord à six notes pour sept musiciens, c’est un musicien de trop. 

OC : cela vaut pour la musique, pas seulement pour le Jazz. C’est l’école française dans laquelle on aime l’économie de moyens, ou les timbres sont extrêmement respectés et distingués, les soli assez nombreux, la masse mouvante et rarement homorythmique.

MS : à l’inverse, il faut le nombre de musiciens adéquat pour obtenir le bon résultat.

GL : que pensez-vous du principe n°8 : la lecture, sinon l’écriture, est un fardeau trop lourd pour qui veut jouer la comédie de l’improvisation écrite.

MS : il ne faut pas lire la musique pour être vraiment à l’aise en jouant. La véritable improvisation, c’est avant tout une liberté. Le cerveau dirige immédiatement ce que les doigts doivent faire. Un soliste, en jazz ou pour exécuter un concerto, ne doit pas lire.

EFNK : Il faut savoir jouer avec une partition, ça n’est pas facile et personnellement, il arrive que ça me gêne. Lire, c’est faire intervenir un autre circuit cérébral, au lieu de seulement entendre intérieurement. 

MS : on joue mieux quand on n’a pas de problème de lecture.

OC : c’est indéniable, je crois que ça vaut pour la plupart des musiciens

EFNK : L’interprétation est plus libre- à condition de ne pas avoir de problèmes de mémoire.

Vous parliez tout à l’heure de l’influence d’André Hodeir sur votre réflexion autour de la forme. Avez-vous aussi réfléchi à cet aspect de la musique pour vos improvisations au piano ?

MS : plus ça va, plus j’y pense. J’essaie de raconter une histoire cohérente même si elle est débridée. Je lutte contre l’ornementation mais il m’est arrivé d’y céder. J’essaie de ne plus brouiller l’écoute de l’auditeur. Souvent, en improvisant, j’imagine des phrases pour big bands (trompettes, saxophones, trombones) mais, joué seulement au piano, c’était difficilement compréhensible pour l’auditeur. Maintenant, j’essaie d’épurer davantage. Curieusement, les musiciens classiques ont toujours trouvé que je jouais avec une économie de moyens alors que les jazzmen trouvaient que j’en faisais trop.

GL : la proposition n°11 me fait beaucoup penser à l’œuvre de Martial Solal : « S’il y a une tradition à détruire, il faut savoir pourquoi, et si l’on veut en remplacer un élément, il faut savoir par quoi. »

MS : j’aime le positif, aller de l’avant sans oublier ce qu’on a derrière. Savoir pourquoi on va   ailleurs, c’est important. Cela peut être par lassitude de ce que l’on connaît, par goût de l’aventure… Je ne pense pas que les œuvres qui vont durer 200 ans sont celles qui ont fait table rase du passé.

OC : en musique, l’histoire récente a prouvé que les œuvres qui font table rase du passé ne durent pas, n’entrent pas dans la postérité, car précisément elles ne reflètent aucune continuité, aucune histoire. Dans les années 50, de nombreux courants musicaux étaient déconsidérés, la musique tonale était persona non grata. Il y a eu un stalinisme historique en musique. Fort heureusement, cette attitude est passée de mode, et la plupart des courants d’aujourd’hui sont correctement représentés et aidés.

MS : de même pour le Free Jazz. Il y a eu des dictateurs du genre. Quand j’ai annoncé ma composition « Jazz frit » (à écouter sur l’album « Martial Solal en solo », 1970) au festival de Châteauvallon vers 1970, je me suis fait huer par le public alors que je pensais le faire rire.

Le sectarisme de la liberté forcenée, voilà une idée forte pour conclure cette conversation autour de quelques pensées d’André Hodeir.

Merci à Martial Solal, Olivier Calmel et Eric Ferrand-N’Kaoua pour leur disponibilité.


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