Le centenaire de Dickens,d’Annunzio traduit
Le 7 février 1812 naissait Charles Dickens. Les échos des fêtes organisées pour son centenaire traversent la Manche. Sa popularité est immense. «A en croire les derniers plébiscites organisés par différents bibliothécaires, Dickens est en train de dépasser à cet égard tous les autres écrivains anglais et de se hisser au premier rang: il a pris, d’abord, la place de Thackeray qui était la troisième, celle de Scott qui était la seconde. Prendra-t-elle aussi celle de Shakespeare qui, jusqu’à présent, se trouvait au point culminant de cette pyramide?»Jacques Lux pose la question dans La Revue bleue mais accompagne cependant Filson Young dans ses réserves. Il manque de qualités artistiques, résume le chroniqueur. Tout en lui en reconnaissant beaucoup d’autres. Bien assez pour en faire «the literary Hero», puisque «tel est le titre que l’Angleterre lettrée vient de décerner à Charles Dickens», rapporte Le Temps. La France ne percevrait-elle que les bruits de l’anniversaire sans goûter les fruits littéraires qui les justifient? Non, répond Paul-Louis Hervier dans La Nouvelle revue. Il rappelle comment Dickens «fut fêté, lors de ses voyages dans notre patrie, par nos plus célèbres hommes de lettres. […] Depuis bientôt quarante ans, on donne dans les établissements scolaires comme prix de fin d’année les traductions des œuvres les plus réputées, Nicholas Nickleby, David Copperfield, d’autres encore.» Quant aux Annales politiques et littéraires, elles publient un dossier de huit grandes pages sur l’écrivain anglais, ouvertes par un texte de Gaston Deschamps: «L’amitié, l’affection, ce sont des mots qui viennent naturellement aux lèvres, dès qu’on parle de Charles Dickens. Cet admirable écrivain, grand amateur d’idéal, était, en même temps, un romancier si populaire que les petites gens l’arrêtaient et le félicitaient publiquement dans les rues de Londres; cet homme de lettres a rehaussé la noblesse de la littérature en faisant de l’art littéraire non pas un simple divertissement de dilettantes, mais un moyen d’éducation démocratique et de progrès social.»
On voit que les lecteurs français ne sont pas indifférents aux écrivains venus d’ailleurs. Gabriele d’Annunzio (parfois prénommé Gabriel dans la presse) bénéficie de cette curiosité à l’occasion de la traduction que donne G. Hérelle de Poésies 1878-1893 chez Calmann-Lévy. Cet écrivain qui «dispute à la misérable hostilité de ses conationaux le titre de poète national», écrit Ricciotto Canudo dans Le Mercure de France, «a chanté les grands événements de sa patrie.» Certes, il a quitté l’Italie – et certains littérateurs s’en réjouissent, ainsi que des journalistes. D’Annunzio «exprime les voix de la guerre, non celles qui éclatent en Afrique, mais celles qui bourdonnent dans le cœur profond de l’Italie, et qui font sangloter par la volonté de combattre des guerriers lancés sur la terre de convoitises à travers la Mer Latine, Mare Nostrum.» Canudo conclut, dans un bel élan: «Un pays qui peut envoyer des milliers d’hommes mourir sur une terre de conquête, et qui a un poète vivant capable de les exalter de la sorte, est un pays qui peut espérer.» Le Gaulois, dans son édition littéraire du dimanche, publie des extraits du volume qui vient de paraître, et auquel Paul Souday consacre son feuilleton du 21 février dans Le Temps. Il commence par poser le problème de la traduction en poésie. Certes, dit-il, il vaut mieux lire dans la langue originale. Mais Hérelle, «excellent écrivain français non moins que savant italianisant, réunit tous les mérites du traducteur accompli.» On peut donc goûter, grâce à lui, d’Annunzio en français, bien qu’on ait beaucoup reproché à celui-ci «sa magnificence, ses débauches de couleurs, et aussi ses continuelles allusions aux trésors de la poésie ou de la peinture.» Mais d’Annunzio utilise sa vaste culture comme le font Anatole France ou Maurice Barrès, constate Souday, et il renvoie les critiques à leur médiocrité. «Que signifie ce puritanisme littéraire, et nous veut-on réduire, sous prétexte de bon goût et de simplicité, au brouet lacédémonien? N’est-ce point l’éternelle haine du génie latin qui pousse tels censeurs à invoquer contre M. d’Annunzio “le goût français, si mesuré, si fin”, et à nous envoyer, en vertu du même principe, à l’école de Dostoïevsky, qui fut, comme on sait, un parfait modèle de mesure et de finesse.»
