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Dans les forêts de Sibérie

Publié le 05 février 2012 par Sébastien Michel
Dans les forêts de Sibérie

Dans les forêts de Sibérie


Sylvain Tesson

Gallimard, novembre 2011, 288 pages

17.90 €

Sylvain Tesson, l’auteur du Petit traité sur l’immensité du monde (Éditions des Équateurs, 2005) et d’Une vie à coucher à dehors (Gallimard, 2009, Goncourt de la nouvelle) raconte dans son dernier livre (prix Médicis essai) sa retraite forestière dans une cabane, durant six mois, de février à juillet 2010, sur les bords du lac Baïkal en Russie, non loin d’Irkoutsk.

« La liberté existe toujours. Il suffit d’en payer le prix ». Henry de Montherlant, Carnets 1957

À cent vingt kilomètres du plus proche village, l’auteur développe une insatiable « énergie vagabonde » à arpenter les sols gelés de Sibérie pour se ressourcer et éliminer par cet exil particulièrement rude les toxines d’un monde surpeuplé et fatigué.

Comment définir le périple déroutant de ce Robinson volontaire, de ce saint Antoine moderne ? Si pour l’écrivain, parler de « quête » est excessif, c’est du moins une aventure hors du commun, avec des températures de -30° C l’hiver, qu’il expérimente pour puiser au fond de son être ce qui est essentiel ou vital, se dépouillant, par cette mise à nu, de tout superflu ou accessoire. « L’espace, le silence et la solitude », ce triptyque métaphysique résonne continûment dans son périple agrémenté par des plaisirs simples comme les livres, les cigares ou la vodka.

« Dans ce désert, je me suis inventé une vie sobre et belle, j’ai vécu une existence resserrée autour de gestes simples. J’ai regardé les jours passer, face au lac et à la forêt. J’ai coupé du bois, pêché mon dîner, beaucoup lu, marché dans les montagnes et bu de la vodka, à la fenêtre. La cabane était un poste d’observation idéal pour capter les tressaillements de la nature. »

Justement, la contemplation des éléments naturels est omniprésente, dans chaque pousse végétale, dans le craquement de la glace sur le lac, dans les traces laissées par les animaux sur la neige. C’est une ode au monde sauvage qui n’existe plus que dans ces contrées éloignées de la civilisation. On ne peut que citer ce long extrait qui décrit bien les sentiments de l’homme embarqué dans une renaissance des sens en découvrant ou imaginant une nature indomptée, primitive, sublime et effrayante à la fois :

« Le soir, le ciel respire et la température chute. Je passe une heure divine, emmitouflé dans mes couches, sur mon banc de bois : une planche de pin clouée à deux rondins. Je suis assis à la lisière de la forêt, sous l’arbre poussé devant ma fenêtre sud. Ses branches couchées vers le lac par les harassements du vent d’ouest forment une conque. Et dans mon kiosque d’aiguilles qui procure une illusion de chaleur, je regarde le puits noir du lac. La masse de glace m’apparaît comme un creuset cauchemardesque. Dans ce caveau, un univers grouille de bêtes qui broient, dévorent et sectionnent. Dans les profondeurs, des éponges balancent lentement leurs branches. Des coquillages enroulent leurs spires, battant la mesure du temps et créent des bijoux de nacre en forme de constellations. Des silures monstrueux rôdent dans les vasières. Des poissons carnassiers migrent vers la surface pour le festin nocturne et les holocaustes de crustacés. Des bancs d’ombles tracent leurs chorégraphies benthiques. Des bactéries barattent les scories, les digèrent, purifient l’eau. Ce morne malaxage s’opère en silence, sous le miroir où les étoiles n’ont même pas la force de se refléter. » On ne saurait mieux dire.

Son autre obsession, la littérature. On ne récitera pas ici la belle, longue et éclectique liste des ouvrages embarqués dans l’isba de fortune car sa découverte mérite assurément d’être appréciée dans le texte. C’est un des moments les plus savoureux de la lecture. C’est bien plus que le nécessaire de survie qu’il a apporté dans ses bagages. C’est une bibliothèque idéale et savante, adaptée aux rigueurs de la solitude sibérienne.

Le style de cet écrivain-voyageur, pourtant économe en mots, n’est jamais avare, c’est son seul défaut, de nombreux aphorismes poétiques, parfois ironiques ou lucides, sur son expérience érémitique ou le rythme effréné du monde moderne :

« C’est fou ce que l’homme accapare l’attention de l’homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses. »

« Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital. »

En dépit de l’impression, heureusement fugace, d’un catalogue de formules courtes et efficaces, l’analyse qui transpire dans ce livre est aussi précieuse. En effet, Sylvain Tesson, géographe de formation, pose un regard attentif et pertinent sur les rapports des Russes à leur territoire et les transformations en cours d’un espace aux bordures resserrées et au cœur forestier veiné par l’étreinte d’entreprises minières, en particulier chinoises. Les rêveries du promeneur solitaire sont souvent suspendues par des questionnements écologiques en raison de la nature même de son exil et de ses inévitables implications :

« La décroissance ne constituera jamais une option politique. Pour l’appliquer, il faudrait un despote éclairé. Quel gouverneur aurait le courage d’imposer pareille cure à sa population ? Comment convertirait-il une masse à la vertu de l’ascèse ? Convaincre des milliards de Chinois, d’Indiens et d’Européens qu’il vaut mieux lire Sénèque qu’engloutir des cheeseburgers ? L’utopie décroissante : un recours poétique pour individus désireux de se conformer aux principes de la diététique. »

On ne peut s’empêcher de penser que cette retraite est un privilège que l’auteur d’ailleurs, sur les traces de l’écologiste américain Aldo Leopold, ne nie pas. « La partition du recours aux forêts ne peut se jouer qu’à un nombre réduit d’interprètes. L’érémitisme est un élitisme […] Lorsque les foules gagnent les forêts c’est pour les abattre à la hache ».

Que venait donc rechercher l’anachorète Sylvain Tesson sur les rives de l’ancien « archipel du goulag » ? Lire et s’épuiser dans des promenades contemplatives mais essentielles, faisant ainsi la paix avec le temps et lui-même, loin des conformismes dictés par la société de consommation de masse.

Mourad Haddak


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