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Philosophie du temps qui passe, 3 : Le dégoulis amoureux

Par Marcalpozzo

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Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est l’amour. Ainsi commencerai-je un livre sur le mythe d’Eros, un jour. Pourtant, lorsqu’on observe nos contemporains, on voit parfaitement ces bouillonnements amoureux, mais jamais, à aucun moment, il n’est très clair qu’il s’agisse d’amour. Tout au plus d’ennui pour certains, ou de haine pour d’autres. L’amour est devenu le nouveau divertissement à la mode. Hais autrui comme toi-même ou, aime-toi dans le miroir d’autrui, cela revient au même dans ce grand désordre amoureux qui en dit long sur le symptôme moderne ! L’amour est la névrose collective. C’est le no comprendo contemporain. C’est le luxe ultime de l’homme civilisé. Son nouveau jouet. Sa nouvelle revendication. On l’imaginerait sans mal l’inscrire dans la charte universelle des droits de l’homme. C’est dire combien nous sommes tombés bas !

Dans cette demande d’amour, ce dégoulis amoureux, qu’est-ce qui est attendu si ce n’est l’occasion parfaite de s’oublier, de s’admirer dans le miroir de Narcisse, de s’attacher l’autre et de valoriser son ego à peu de frais. Je me souviens d’un slogan, pour le si pathétique site de rencontres Meetic, qui disait à peu près ceci : « On peut tomber amoureux sans tomber amoureux ». Vivez désormais l’amour comme le sexe : safe ! Autrement dit, sentez-vous aimé sans le risque de vous perdre à aimer ! Pourtant là-dessus tout le monde se trompe.

Certes, Aristote disait dans l’antiquité : « Aimer vaut mieux qu’être aimé, car aimer est une sorte d’activité de plaisir et un bien, alors que du fait d’être aimé ne procède aucune activité chez l’aimé ». Une pensée qui pourrait certainement nous renseigner sur la vacuité de nos maladies d’amour… Car si l’amour passionnel c’est avant tout souffrir, pâtir, espérer, endurer, et se retrouver si souvent déçu par l’être aimé – sur lequel nous avons projeté nos fantasmes, nos rêves, nos souvenirs, nos attentes les plus folles – aimer veut surtout dire accepter de s’abandonner, de se laisser aller sans espoir de retour… C’est en soi déjà une aventure ! Mais que veut pour autant dire être aimé ? Pourquoi personne ne pose vraiment la question ?

De l’amour, si on rechigne à retenir que, du choc amoureux (si cher à Francesco Alberoni) il nous faut accepter la transformation de soi, le voyage sans destination précise, on lésine tout autant sur le courage, sans lequel il n’y a pas de choc. Et sans choc, il n’y a pas d’amour !

Pour illustrer ce propos, je pense au célèbre Casanova (auquel la BNF rend hommage par une magistrale exposition, notamment de son interminable journal intime, jusqu’au 19 février 2012, intelligemment intitulé : La passion de la liberté) et à cette phrase un jour prononcée dans son journal : « J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. » Si cette déclaration nous paraîtrait évidente aujourd’hui, il n’en est rien. Car, la comprendre, implique qu’au-delà du paradoxe d’une affirmation ravageuse, il nous faudrait encore rajouter, que l’amour et la liberté sont intrinsèquement liés ; que la liberté de Casanova n’était pas dans le plaisir d’être aimé de toutes les femmes, et de se séparer d’elles lorsqu’il le souhaitait, mais dans le courage d’en aimer au moins une seule, véritablement – et d’être aimé par elle ! Eros, un démon né de l’opulence et de la pauvreté, ne peut se revendiquer de nulle sécurité, de nulle tranquillité, car il est va-nu-pieds, dénué de toute beauté, toujours en quête de ce qu’il n’a pas. Aussi Giacomo Casanova ne connut nulle paix d’âme durant l’aventure de son existence. Aussi lui fallut-il concilier à la fois son indépendance et l’objet de son désir : les femmes (entre autres) – ce qu’on peut plus sérieusement considérer comme de l’amour !

Je m’explique : il ne faudrait pas tomber dans le piège simplificateur de l’amour, et croire qu’aimer serait le seul danger que l’on coure dans l’aventure amoureuse. Prenez par exemple la phrase si mal comprise de Jacques Lacan : « L’amour c’est donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Bien sûr, ça n’est pas dire que l’amour n’existe pas, mais plutôt que la déclaration d’amour formulée à notre intention nous mettrait dans une position si inconfortable, si violente, si traumatique presque, que nous en ressentirions aussitôt une gêne, probablement même un certain dégoût. Tout le problème de l’amour, si souvent vécu par Casanova, et qu’il aura consigné d’une si belle façon dans son foisonnant journal intime, n’est pas seulement d’avoir à aimer, mais d’être tout autant aimé : car comment désormais concilier le terrifiant fossé entre ce que l’on veut de déterminé en soi, faisant de soi ce que l’on est, et l’insondable X qui s’infiltre à présent, faisant que l’on n’est plus ce que l’on est, – cause même de la déclaration d’amour.

Il faut relire Casanova, l’un des plus grands stylistes de son siècle, pour comprendre combien l’amour est désormais dérangeant, ravageur, scandaleux au XXIème. Aimer aujourd’hui, nous dit-on, c’est à la fois le must, le devoir officiel, mais c’est possible sans que l’on prenne le moindre un risque. Une sorte d’amour virtuel ! « Vous pouvez parfaitement être amoureux sans souffrir », clame fièrement des publicités pour le site Internet de rencontres Meetic. Autant dire que l’on refuse d’emblée l’aventure de l’amour, un peu comme si Casanova avait cherché à aimer, mais sans assumer à la fois son amour pour Bettine, Henriette, Léonilda et les innombrables autres, ni sa liberté si chère, qui lui coûta de passer le Pont des Soupirs.

Si la grande aventure de la liberté n’est possible sans la faculté d’aimer, l’amour n’est possible sans la liberté. Et là encore, on se trompe ! Dans notre conception égoïste de l’amour, on veut se sentir libre d’éveiller le désir en l’autre ; pourtant, ce qui fait le sel de la relation, c’est précisément le scandale même de l’amour qui prend le risque d’éveiller le désir en nous. Or, on en veut à celui qui ose nous faire cet affront : de quel droit peut-il ainsi nous éveiller à notre désir ? Cela nous fait peur, irrémédiablement, car nous ne savons pas gérer cette monstruosité !

Nous ne savons plus faire avec notre désir, ni avec l’amour.

Sûrement aurais-je dû commencer par-là !

(Paru dans Le Magazine des livres, n°34, Jan-Fév 2012)


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