Une fois n’est pas coutume, ma critique ne portera pas sur une fiction, mais sur un recueil d’articles qui fait suite à un colloque organisé en septembre 2010 à Malagar, au cœur de la résidence de François Mauriac qui accueille aujourd’hui le centre d’étude qui lui est consacré. Ce Gide Chez Mauriac (éditions confluences), paru en janvier sous la direction de Caroline Casseville et Martine Sagaert, est l’occasion d’effleurer quelques thèmes qui me sont chers et de donner du grain à moudre à la belle réflexion qui s’y fait jour.
Que découvrons-nous dans ce petit mais néanmoins passionnant opuscule ? Déjà que Mauriac et Gide, dont les œuvres s’attirent parfois et s’opposent souvent, ont partagé des moments essentiels dans leur carrière, dans leur vie. La visite de Gide à Malagar, préparée de longue date par Claude, se réalise du 27 juin au 11 juillet 1939. Il est aisé d’imaginer la chaleur qui installe la résidence des Mauriac, établie sur les flans des coteaux du Sauternais et à l’orée des landes qu’on soupçonne depuis la célèbre terrasse, sous une chape de plomb. Les deux futurs Nobel (1947 pour Gide, 1952 pour Mauriac) se connaissent déjà, s’invectivent à l’envi et se poussent mutuellement dans leurs retranchements. Gide, d’éducation calviniste, est un protestant qui s’est affranchi du dogme religieux et qui affronte à bras-le-corps les problèmes inhérents à son existence, à son époque et à sa plume. Mauriac s’évertuera pendant de longues années à ramener Gide du côté de Dieu (que l’auteur des Nourritures terrestres ne renie pas totalement, mais qu’il traite parfois en drôle d’agnostique) et cherchera toujours dans les paroles de son aîné les signes d’une défense du Christ ou de l’Evangile. Il ne faut pas s’y méprendre toutefois : l’attitude de Mauriac ne relève pas d’un strict prosélytisme et d’une envie de convertir Gide, démarche qui avait valu à Jammes et Claudel une fin de non recevoir. Non, Mauriac propose plutôt une vive et fertile opposition, marquée, on s’en doute, par un respect sans bornes, malgré les réticences émettra lors de son éloge funèbre. La richesse de l’échange est justement le lien essentiel qui unit les deux auteurs et les rend encore aussi pertinents aux yeux des chercheurs contemporains. Si l’un est parvenu à briser ses chaînes et à explorer les voies de son propre désir, l’autre a été tenté de le tarir, de le comprendre, de la maîtriser et de mener ainsi un long et fructueux débat intérieur.
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Gide, l’un des pères et sans doute des meilleurs représentants de la NRF, représente aussi le « meilleur ennemi » d’un Mauriac qui ne souhaite pas se limiter à être un romancier catholique à la Henri Bordeaux. Les interrogations de l’aîné (à la suite de La Vie de Jean Racine et de Destins) sur l’autorisation que s’octroie Mauriac d’écrire, de ne pas se taire et donc de servir Dieu « sans perdre de vue Mammon », se conclut par l’un des plus sincères et des plus justes essais du puiné : Dieu et Mammon.
Dix ans plus tard, sur la terrasse de Malagar, Mauriac lit à Gide Le Sang d’Atys, le poème qui, à mon sens, explore de la manière la plus condensée et la plus haute le paradoxe mauriacien. Le fait que Gide incite alors Mauriac à le faire paraître est un symbole heureux et démontre à quel point il avait su comprendre le sens et la valeur de son œuvre. Comme le rappelle avec son habituelle pertinence Jean Touzot, Gide aura servi à Mauriac de « révélateur ». Mais ce qui a été vrai pour ce séjour à Malagar l’est certainement pour toute l’existence du père de Thérèse Desqueyroux.
Alors, que nous apporte de nouveau sur ces sujets ce Gide chez Mauriac ? D’une part un beau livre-objet, les articles de spécialistes (« mauriaciens » et « gidiens ») étant accompagnés du documentaire de Jean-Pierre Prévost, André Gide chez Mauriac. Réalisé au cours du colloque, il réunit des interviews de spécialistes, des archives (dont quelques extraits du Voyage au Congo de Marc Allégret réalisé en 1927) et, enfin, les compositions savoureuses pour quatuor à cordes de Pierre Thilloy. Le DVD nous permet ainsi de partager un peu deux jours qui furent très certainement intenses. D’autre part, ce petit ouvrage nous rappelle que chacun à leur manière, mais aussi (surtout !) par les débats fondamentaux qu’ils ont soulevés et entretenus sur leurs œuvres respectives, Mauriac et Gide ont été d’importants activateurs de modernité.