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Ruwen Ogien : viennoiserie, morale et meurtres en tous genres

Par Sergeuleski

Croissants chauds Ogien Uleski.gifCette introduction générale à l’éthique, véritable boîte à outils intellectuels destinée au plus grand nombre (peu de jargon, phrases courtes, gros caractère d’imprimerie) et plus particulièrement pour les plus jeunes d’entre nous (les plus vieux sont néanmoins les bienvenus en tant que lecteurs même si le sujet arrive sans doute un peu tard pour eux – ce qu’on a pas appris ou ce que l’on ne vous a pas enseigné…), devrait permettre à tout un chacun d’affronter avec sérénité tout débat moral sans se laisser intimider par les grandes déclarations de principes.

D’un côté le chêne Kantien et son inextinguible soif d’Absolu absolument absolu « Ne jamais… ne pas ! », en vieille baderne rigide (la seule fois où Kant a daigné mettre un pied dehors et rencontrer la vie de ses semblables, ou la vie tout court, c’était pour aller commander son cercueil chez le menuisier du coin)…

De l’autre, le roseau conséquentialiste Anglo et Saxon, souple ou cynique, c’est selon : faire le plus de bien ou le moins de mal possible même si, comme chacun sait, l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.

Et puis, quelque part dans les nuages, l’éthique des vertus inspirée du bon vieux Aristote à la pensée néanmoins toujours aussi jeune et fringante : la seule chose qui importe moralement, c’est la recherche de la perfection de soi... recherche aujourd'hui dévoyée par un « chacun pour soi et Dieu pour tous » narcissique qui fait, et pour longtemps encore, les beaux jours et le bonheur des comptes en banque de toutes sortes de psy défroqués, professions libérales et autres charlatans-gourous du développement personnel.

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Les ingrédients de la cuisine morale et de la philosophie du même nom, sont les suivants : les intuitions (ce qui est spontanément pensé comme bien et juste) et les règles jusqu’au jour où une discipline appelée « philosophie morale expérimentale » est venue tout chambouler : normes et valeurs car, et c’est une plutôt une bonne nouvelle, rien dans les concepts et les méthodes de la philosophie morale n’est à l’abri de la contestation et de la révision : un peu comme l’Histoire.

Ce grand chamboulement se fera sous la conduite de ce que les chercheurs nomment des « expériences de pensée » : petites fictions bien tordues, pas si éloignées que ça de la réalité finalement (critique récurrente à propos de ces expériences)...

L’auteur nous en proposera dix-neuf dont la grande majorité appartient déjà au corpus de la philosophie morale expérimentale : problèmes, paradoxes, dilemmes, casse-tête moraux que d’aucuns qualifieront de pervers, à la limite du sadisme - manifestement, on n'aime et ne craint rien tant que le mal et la peur ! - selon la thématique bien connu de la mort et du meurtre entre gens comme il faut : tuer, être tuer, laisser vivre, laisser tuer… faut-il  tuer un innocent pour éviter une effusion de sang ? Est-il plus moral de tuer loin de chez soi que près de chez soi, dans son quartier par exemple ? Et l’inévitable : en tuer un pour en sauver cinq (innocents ou coupables), et en tuer cinq pour en sauver cent, et puis, sans doute un jour, les tuer tous et n'en sauver que deux : vous, cher lecteur (avec une préférence pour une lectrice) et votre serviteur, moi-même en chair en os (entre autres attributs physiques).

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On l’aura compris, cette philosophie expérimentale cherche à comprendre les mécanismes de formation des idées morales dans la tête de nous tous ainsi que leurs causes… souvent subjectives (causes liées à notre caractère, notre personnalité, notre histoire, nos besoins tant matériels qu’émotionnels). De là cette question lancinante d’épistémologie : ces causes n’interdisent-elles pas nos idées morales d’être justes ?

Car si la peur peut-être aussi mauvaise que bonne conseillère, n’en va-t-il pas de même avec les émotions lorsqu’elles contrôlent nos jugements moraux ?

Démocratique, cette philosophie expérimentale convoquera des milliers de membres d’une population la plus large possible selon des critères les plus variés pour des expériences de laboratoire et des enquêtes de terrain destinées à identifier nos intuitions morales dans le but de tester leur validité tout en éliminant les théories les plus irréalistes qui ne tiennent le plus souvent aucun compte de la nature humaine car, s’il suffit de peu de chose pour se comporter comme un saint, il faut aussi vraiment peu de chose pour se comporter comme un monstre (pour peu qu’ils existent !) ou plus simplement, comme le dernier des salauds, salauds et pervers...

Même si l’on peut toujours et que l’on doit pouvoir à tout moment contester la méthodologie de cette philosophie expérimentale qui nous dit que l’on ne peut dériver aucune norme de l’étude d’un simple fait et ce bien que la réflexion morale ne soit jamais vraiment indépendante de certains faits, et bien qu’il soit impossible d’évaluer une action selon ses conséquences sans tenir compte des intentions, l’auteur et nous tous avec lui savons que des personnalités morales exemplaires qui le restent quelles que soient les circonstances n’existent pas car à l’impossible nul n’est tenu…

Mais alors, existe-t-il néanmoins une sorte de sens moral universel ou inné, un instinct... d'instinct moral, tout comme il y a un instinct animal ?

Ruwen Ogien : viennoiserie, morale et meurtres en tous genres
A ce sujet, l’auteur ne se mouille pas, il préfère le temps sec ; les bains de mer n’étant pas de saison et les risques de noyade toujours probables, toutefois, on dit les êtres humains enclins à porter des jugements moraux sur les actions des autres (sur les siennes propres, c’est déjà plus problématique !) sans qu’ils leur aient été enseignés même si on omet de préciser – tout comme le langage, un enfant ne peut faire l’apprentissage naturel que d’une langue qui serait parlée dans son environnement , et seulement cette langue –, ce qui suit : à condition que le sujet soit en contact avec un environnement capable de distinguer dans ses agissements au quotidien le bien du mal. Dans le cas contraire...

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Certes, les êtres humains sont autant ce qu'ils sont que ce qu'ils ne seront jamais ; ce dont ils peuvent souffrir lorsqu'ils en prennent conscience.  On devrait donc les juger autant à la lumière de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils n'auraient jamais pu faire, alors qu'on attendait d'eux qu'ils le fassent.

Et grande est la tentation de penser qu’il est préférable de taire les crimes, ceux de tous les jours, plutôt que de les livrés en pâture à nos jugements moraux et à nos règles car, les nommer, tous ces crimes d'exception, anonymes et insoupçonnables, n'est-ce pas en faire des maux incurables, des maux privés de l'espoir du pardon et de l’oubli ?

Heureuse soit la victime à qui la société n'a pas notifié et qualifié moralement le crime commis sur elle ! Car, elle n'aura alors qu'un seul poids à porter : celui de son propre jugement et seulement le sien. Et là, ô miracle ! L'esprit peut se révéler d'une magnanimité surprenante, lui qui est capable d'accueillir le pardon, ou bien l'oubli comme le naufragé accueille son sauveteur.

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S’il est aujourd’hui incontestable que l’odeur des croissants chaux a bien une influence décisive sur la bonté humaine (il suffit de penser à l’image apaisante de l’artisan boulanger devant son four et à son épouse devant sa caisse)...

Ethique et responsabilité, morale déontologique ou conséquentialiste, jugement comparatif et plausibilité… tous les cours d’instruction civique au monde et une Marseillaise obligatoire n’y changeront rien, et plus encore dans un contexte d’infamie sociale à grand renfort de flics, de juges, d'avocats commis d'office et de centres de détention : il faudra bien un jour que l’on cesse de réunir toutes les conditions nécessaires à l’émergence du mal chez l’être humain, et que l'on retrouve cette volonté commune de poursuivre, coûte que coûte, le meilleur loin d'une morale du type : The winner takes it all and the loser has to fall.

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L'auteur de l'ouvrage, Ruwen Ogien, est un philosophe, directeur de recherche au CNRS. Ses travaux portent notamment sur la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales.


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