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Claude Hagège : « Contre la pensée unique »

Publié le 22 février 2012 par Savatier

Claude Hagège : « Contre la pensée unique »Les téléspectateurs de Ce soir ou jamais, l’excellent débat animé sur France 3 par Frédéric Taddeï, sont habitués aux interventions de Claude Hagège. Ce linguiste, professeur au Collège de France, sait passionner son auditoire, tant par la clarté de son discours que par ses analyses pertinentes et bien souvent iconoclastes. Or, iconoclaste, son dernier livre, intitulé Contre la pensée unique (Odile Jacob, 256 pages, 21,90 €), l’est résolument.

L’auteur s’y attaque à l’anglais en tant que vecteur utilitaire d’une pensée unique néolibérale, fondée, non sur une dimension culturelle et humaine, mais sur la maximisation du profit dans le cadre d’une économie mondialisée. Pour nous aider à mieux comprendre cette question, Claude Hagège démontre combien la langue joue un rôle capital dans le façonnement de la pensée, conditionnant ainsi nécessairement notre représentation du monde.

La comparaison entre la langue de Molière et celle de Shakespeare (pour autant que puisse être ainsi appelé le sabir que constitue l’actuel « Business English ») est à cet égard édifiante : « S’opposent une langue, l’anglais, qui fait prévaloir le concret et son observation détaillée, et une autre, le français, qui généralise à partir des cas particuliers et s’attache aux articulations logiques. »

Or, la domination de l’anglais comme langue véhiculaire, tant dans le domaine des affaires que de la science ou de la communication en général fait, selon l’auteur, courir au monde le risque d’une homogénéisation préjudiciable à la richesse de nos diversités, quant elle ne dresse pas un obstacle à la diffusion de travaux de chercheurs francophones, hispanophones, russophones, etc. qui auraient le mauvais goût de publier dans leur idiome maternel. On est en outre en droit de se demander si, au-delà de l’idéologie économique néolibérale, l’anglais ne faciliterait pas la diffusion dans notre espace du néopuritanisme qui édulcore nos discours jusqu’au ridicule (avec la dictature du « politiquement correct ») et prétend normaliser nos mœurs par l’imposition d’un hygiénisme forcené à connotation américano-protestante.

Avec autant de finesse que de brio, Claude Hagège nous livre toute une série d’analyses et jongle avec différentes langues pour mieux soutenir sa démonstration. Faisant appel à l’Histoire linguistique et géopolitique, il met en lumière les apports considérables que le français (sous sa forme franco-normande à l’époque médiévale) offrit jadis à l’anglais et dénonce, textes à l’appui, les actions que les gouvernants américains menèrent pour exporter et imposer leur modèle dans la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, constate l’auteur, nul n’est besoin de telles stratégies messianiques, dans la mesure où l’Asie a déjà adopté l’anglais par affairisme et où l’Europe – et singulièrement la France –, entre autoflagellation et « élites vassalisées », semble minimiser son héritage culturel pour mieux le jeter par-dessus les moulins au profit d’une langue commune de communication.

Claude Hagège : « Contre la pensée unique »
Le linguiste aborde dans cet esprit les différents champs d’application dans lesquels l’anglais exerce une autorité de fait. Il souligne à la fois les périls et les limites de son utilisation. Son développement consacré aux dangers induits par la polysémie de l’anglais, par exemple, se révèle particulièrement intéressant. Le monde des affaires internationales ne s’y est d’ailleurs pas trompé : lorsqu’il est de l’intérêt des parties (ou de l’une d’entre elles) d’entretenir un certain flou dans un contrat, celui-ci sera rédigé uniquement en anglais ; en revanche, s’il y a recherche commune de précision et rejet de toute ambigüité, une version française y sera le plus souvent adjointe ; et cette précaution ne sera pas seulement justifiée par la perspective d’un éventuel conflit que viendrait arbitrer la Cour de la Chambre de commerce internationale, dont le siège est à Paris.

Pris dans le flot de ses analyses passionnantes, on serait prêt à suivre Claude Hagège de la première à la dernière page si quelques-uns de ses arguments ne semblaient discutables. Qu’il regrette que, dans certaines filières universitaires françaises, l’ensemble des enseignements soit donné en anglais peut se comprendre d’un point de vue intellectuel ; cependant, le pragmatisme invite à nuancer le propos. Pour donner régulièrement des cours devant des étudiants en Master et MBA internationaux d’une quinzaine de nationalités différentes, n’incluant souvent qu’une minorité de Français, j’avoue trouver une réelle utilité à l’emploi de la langue anglaise. Nombreux sont également les étudiants francophones qui souhaitent suivre des cours en anglais et les préfèrent aux cours de langue, jugés très académiques et trop peu orientés sur le monde des affaires. Enfin, la charge que Claude Hagège mène contre le logiciel de présentation « Powerpoint » déconcertera ses utilisateurs. Ce dernier point, qu’il serait trop long de développer ici, fera d’ailleurs l’objet de ma prochaine chronique.

L’intérêt réel de ce livre ne saurait toutefois souffrir de ces quelques réserves qui, finalement, portent sur des détails. Et l’on voudrait partager l’optimisme de l’auteur lorsqu’il décèle une décroissance progressive de l’influence de l’anglais à l’échelle mondiale. S’agissant du rôle que pourrait jouer la langue française dans l’avenir, il va même plus loin, dans un paragraphe que l’on désespérait de lire un jour, tant il s’oppose à la doxa : « On a de bonnes raisons de croire que la tradition française d’esprit critique, et, au besoin, polémique, non dénuée, lorsqu’il le faut, d’humour corrosif, à l’opposé même des arrogances lassantes de la vaine idéologie "correcte", triomphera d’une pensée unique assise sur des conforts castrateurs, qui se nourrissent, eux-mêmes, d’utopies humanitaires, et constituent une aubaine pour l’asservissement des plus pauvres, l’imposture financière des plus puissants et le bourrage de crâne publicitaire qui sert ces derniers. »

Illustration : Claude Hagège, D.R.


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