Tout le monde est d'accord pour reconnaître que l'intelligence économique (IE) est un objet pluridisciplinaire. Certains en appellent d'ailleurs à un large élargissement allant jusqu'à la psychologie sociale, la sociologie ou la philosophie[1]. J'ai moi-même déjà reconnu une proximité entre l'IE et la sociologie économique (voir ici).
Ayant une formation supérieure en philosophie et en intelligence économique, je vais à présent tenter de proposer quelques pistes de réflexions sur les fondements philosophiques de l'intelligence économique.
Comme première approche, je propose d'aborder l'IE sous l'angle de trois concepts philosophiques : le milieu (Canguilhem), l'interprétation (Nietzsche) et le pragmatisme (William James).
Dans les différentes tentatives de définition et de conceptualisation de l'IE, la notion d' « environnement pertinent » ou d'« environnement stratégique » semble centrale. Une des fonctions de l'IE est en effet de permettre à une entreprise de surveiller, de maîtriser et d'agir sur son environnement économique.
En étudiant l'histoire de la notion de « milieu » dans la science du vivant, Georges Canguilhem apporte ici un éclairage essentiel pour aborder le rapport qu'entretient une entreprise vis-à-vis de son environnement économique. En effet, le concept de milieu permet de penser une relation dynamique, signifiante et active que suppose le processus d'IE.
-
Dynamique : « Le rapport biologique entre l'être et son milieu est un rapport fonctionnel, et par conséquent mobile, dont les termes échangent successivement leur rôle » (Canguilhem, « Le vivant et son milieu » in La connaissance de la vie)
-
Signifiante : « Le milieu de comportement propre (Umwelt), pour le vivant, c'est un ensemble d'excitations ayant valeur et signification de signaux. » (Ibidem)
-
Active : « Entre le vivant et le milieu, le rapport s'établit comme un débat où le vivant apporte ses normes propres d'appréciation des situations, où il domine le milieu, et se l’accommode. » (Ibidem)
On retrouve ici trois caractéristiques de l'environnement stratégique tel que le comprend l'IE : l'instabilité des relations avec l'environnement, les signaux faibles du marché, et l'influence ou la capacité à agir sur l'environnement.
Une fois cette notion d'environnement stratégique bien comprise, l'IE préconise une phase d'analyse, présupposant par là que rien ne soit « donné » comme tel.
Ici, la pensée nietzschéenne peut être précieuse pour appuyer cette idée de manière conceptuelle. En effet, pour Nietzsche, il n'y a pas de connaissance (au sens de connaissance "vraie", c'est-à-dire de l'adéquation entre un sujet et une "réalité"). En conséquence tout n'est que perspective et interprétation. Par exemple, à l'aphorisme 374 de Gai savoir :
« Savoir jusqu'où s'étend le caractère perspectiviste de l'existence ou même, si elle a en outre quelque autre caractère, si une existence sans interprétation, sans nul « sens » ne devient pas « non-sens », si d'autre part toute existence n'est pas essentiellement une existence interprétative – voilà comme d'habitude ce que ne saurait décider l'intellect ni par l'analyse la plus laborieuse ni par son propre examen le plus consciencieux : puisque lors de cette analyse l'intellect humain ne peut faire autrement que de se voir sous ses formes perspectivistes, et rien qu'en elles. [...] »
L'analyse dans le dispositif d'IE doit donc servir à donner à voir le monde sous la perspective propre de l'entreprise dans laquelle il se déploie – c'est-à-dire à l'aune de des priorités stratégiques de l'entreprise.
Enfin, une des notions-maîtres qui est sans doute la raison d'être de l'IE c'est l' « action », que l'on traduit dans le monde managérial par « décision ». Et qui mieux que William James, le philosophe qui a conceptualisé le pragmatisme en tant que courant philosophique, pour nous aider ici ?
Le pragmatisme c'est l'attitude philosophique qui consiste à s'interroger sur les choses à l'aune de leurs potentialités pratiques. Autrement dit à les regarder comme tournées originellement vers l'action. Transcrit dans le monde de l'IE, où les choses manipulées sont de l'information, cette attitude pragmatiste permet de définir ce que l'on entend par « information utile ». L'information utile c'est l'information qui permet d'agir. Si elle ne le permet pas, cela signifie soit qu'elle demande encore une phase d'analyse, soit qu'elle doit être abandonnée.
Au final, cette première approche concernant les fondements philosophiques de l'IE permet d'établir un tableau d'équivalence, valant également de matrice d'élucidation conceptuelle :
milieu (Canguilhem) → environnement stratégique (IE)
interprétation (Nietzsche) → analyse (IE)
pragmatisme (James) → information utile (IE)
____________________________________________________
[1] Moinet Nicolas, « L'épistémologie de l'intelligence économique face au défi de la communication »,
Revue internationale d'intelligence économique, 2009/2 Vol 1, p. 159-173.