Autour de 1900, apparaît dans la presse américaine une forme pétrie d’humour et d’action que nous reconnaissons sans problème comme de la bande dessinée : le comic strip, né en même temps que le cinéma et le phonographe. Dans ce livre riche en surprises, Thierry Smolderen montre pourtant que l’origine de cette forme est beaucoup plus ancienne, et liée à une autre naissance : celle du roman moderne, qui émerge en Angleterre au cours du XVIIIe siècle. L’œuvre satirique du peintre et graveur William Hogarth a ouvert cette voie, menant à des échanges d’un genre nouveau entre l’image et les médias de l’âge moderne.
Au XIXe siècle, le courant impulsé par Hogarth est resté l’affaire exclusive d’un groupe particulier de dessinateurs, les illustrateurs humoristiques, qui mettent leur immense culture de l’image au service de la parodie, en cultivant l’art de l’hybridation stylistique. Fascinés par le graffiti, le dessin d’enfant et les images marginales, ils sont les premiers à s’emparer des médias émergents, qu’ils schématisent et combinent dans une perspective ironique. Depuis Rodolphe Töpffer, ils prennent aussi un malin plaisir à interroger les idiomes séquentiels du monde industriel à partir du passé naïf des histoires en images populaires. La bande dessinée moderne s’est forgée dans ce creuset résolument polygraphique qui n’a manqué aucune des révolutions majeures menant à l’âge audiovisuel.
Cet ouvrage – qui constitue aussi une véritable anthologie – éclaire donc de manière surprenante les pièces d’un puzzle que nous croyions pourtant si bien connaître : loin d’être orpheline, la bande dessinée y apparaît comme la principale héritière d’une culture de l’image lisible aussi ancienne que l’image imprimée. La bulle, la ligne claire, l’action progressive, la mise en abîme ironique et jusqu’à la physique délirante des toons l’inscrivent dans une généalogie beaucoup plus riche que ne le soupçonnent les auteurs eux-mêmes. Son dialogue initial avec le roman d’avant-garde du XVIIIe siècle et le livre romantique, sa longue cohabitation avec les rythmes de la presse illustrée, sa symbiose avec le cinéma en font même l’ouvroir potentiel de l’image contemporaine par excellence.