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Powerpoint et la langue d’Esope

Publié le 28 février 2012 par Savatier

Powerpoint et la langue d’EsopeC’est devenu une tradition singulière, dans notre société de consommation, de mettre à la disposition du plus grand nombre des produits et services répondant à des besoins réels puis, ceux-ci connaissant un certain succès, de s’efforcer de les diaboliser.

Ainsi, l’Internet n’échappe pas à cette habitude. De bonnes âmes nous en expliquent tous ses bienfaits démocratiques, à l’occasion, par exemple, du Printemps arabe ; elles s’insurgent contre les tentatives de censure auxquelles la toile est soumise (en Chine, en Birmanie, en Iran, etc.). Mais ces mêmes beaux esprits s’avancent en première ligne pour dénoncer avec autant de vigueur la nocivité de l’Internet dans notre espace, qui ne serait qu’un outil au service de la pornographie, de la pédophilie, du terrorisme, du néonazisme, du piratage, etc. Un outil dont il faudrait nous protéger d’urgence, qu’il faudrait, comme l’avait souligné le chef de l’Etat, « domestiquer » (terme édulcoré signifiant à court ou moyen terme  « censurer », ne nous y trompons pas) à grands renforts de lois et de mouchards.

Un autre outil informatique fait aujourd’hui l’objet d’une attaque en règle : le logiciel de présentation destiné à soutenir des exposés oraux Powerpoint, développé par Microsoft. Ses concurrent directs, Open Office Impress, Appel Keynote ou Corel Presentation, ne sont jamais nommés, mais on peut imaginer qu’offrant des fonctionnalités équivalentes, ils devraient, eux aussi, constituer des cibles de choix.

Que reproche-t-on, finalement, à Powerpoint ? La liste des griefs s’allonge quotidiennement. On la retrouve sur des sites dédiés, dont celui du « Parti anti-Powerpoint » basé en Suisse. Ce mouvement n’hésite pas, dans ses pages, à employer un vocabulaire religieux qui rend son message on ne peut plus suspect, en demandant de dénoncer les « Powerpoint Sinners » – les « pécheurs » de Powerpoint.

Plus globalement, pour les uns, ce logiciel simplifierait les idées à l’extrême, pour d’autres, il les complexifierait à l’envi ; pour d’autres encore, il rendrait l’auditoire paresseux, passif, somnolent, voire idiot ; il empêcherait enfin les spectateurs de hiérarchiser l’importance des informations transmises. On l’accuse même d’être responsable de la mort des astronautes de la navette Columbia en 2003, au prétexte qu’une donnée technique, présentée lors d’une conférence dont Powerpoint servait de support avait paru insignifiante aux yeux de tous alors qu’elle était, dit-on aujourd’hui, capitale et à l’origine de l’accident du vaisseau. Cette donnée aurait-elle davantage attiré l’attention dans un rapport écrit d’une cinquantaine de pages ? Nul ne saurait l’affirmer.

Les arguments des adversaires du logiciel demeurent toutefois très limités. Le « Parti anti-Powerpoint » évoque bien des cas de pertes financières estimées qui seraient dues à Powerpoint et, parallèlement, de gains générés par son abandon, mais nous restons dans le domaine de l’affirmation gratuite, voire de l’imprécation, non du chiffrage précis et encore moins de la preuve scientifique.

Powerpoint et la langue d’Esope
Par quoi faudrait-il donc remplacer ces logiciels « nuisibles » dont les orateurs useraient et abuseraient sans discernement ? Les plus radicaux proposent d’en revenir à l’âge de pierre de la communication, donc de n’utiliser en réunion que le discours, sans aucun support visuel. On imagine combien il serait alors aisé pour un auditoire de suivre la publication des chiffres-clés d’une entreprise ou une conférence sur l’histoire de l’art ! Evoquer des toiles ou des sculptures sans les montrer supposerait une connaissance parfaite de celles-ci par le public, ce qui le réduirait à un petit groupe d’initiés et ne militerait pas en faveur d’une démocratisation des connaissances. Confucius, dans sa sagesse, avait précisé qu’une image valait mille mots.

Les plus modérés, de leur côté, prônent un retour à l’âge de bronze, en d’autres termes à l’utilisation du bon vieux tableau noir et, pour les plus progressistes, du tableau de papier (paperboard), sans préciser toutefois si l’orateur serait autorisé à utiliser des marqueurs noirs ou de différentes couleurs… Sauf à s’adresser à un maximum d’une vingtaine de personnes, cette méthode se révèlerait rapidement contreproductive et créerait surtout, en plus d’une invisibilité du message, un ennui mortel et une perte de temps.

Le discours de ces adeptes de la bienpensance, du risque zéro et du sacrosaint principe de précaution vise à nous prémunir des « dangers » supposés de Powerpoint, et, ce, même contre notre gré. C’est une pratique désormais éprouvée dans bien d’autres domaines. Mais à vouloir ainsi materner, voire infantiliser les foules, les adversaires du logiciel en oublient l’essentiel : le facteur humain qui, ici, se nomme « orateur » et « rédacteur », l’un et l’autre pouvant d’ailleurs se confondre, ainsi que « spectateurs » supposés exercer leur esprit critique.

Car accuser de la sorte un medium de tous les maux est dépourvu de sens. Devant une exposition de croûtes, viendrait-il à l’idée de quiconque de rendre les toiles, les couleurs et les brosses responsables et d’en appeler à leur boycott, ou serait-il plus juste de blâmer le peintre ?  Devant une musique inaudible, devrait-on condamner les instruments ou bien plutôt la médiocrité du compositeur ?

Powerpoint et ses concurrents ne sont en effet que des outils, par définition neutres, au même titre qu’un couteau de cuisine ou un stylo. Que des individus utilisent le premier pour trucider leurs contemporains et le second pour lancer un appel au crime ne saurait justifier l’interdiction de l’un ni de l’autre. C’est pourquoi nous parvenons à cet intéressant paradoxe : en prétendant protéger l’humanité d’un hypothétique danger, les bien-pensants ne font qu’instruire un procès à charge contre cette même humanité.

Powerpoint et la langue d’Esope
Car, bien sûr, il existe de consternantes présentations, réalisées sans aucune charte graphique cohérente, illustrées de schémas incompréhensibles d’où des flèches partent dans tous les sens, incluant une multitude de textes aussi illisibles que les conditions générales d’un contrat d’assurance ou aussi mal construits qu’un roman de gare. Il existe aussi des présentations destinées à tromper l’auditoire, à le manipuler. Ce n’est pourtant pas l’outil qu’il convient de condamner, mais le rédacteur, maladroit, confus, nul ou falsificateur, et peut-être aussi l’orateur s’il ne se confond pas avec le premier, brouillon, dépourvu de tout talent de communication ou émule du docteur Mabuse. Les discours religieux, politiques ou commerciaux ont souvent été construits dans le but de manipuler les masses et, ce, bien avant l’invention de Powerpoint ou de ses équivalents.

Jusqu’à présent, les attaques lancées contre ces logiciels restaient assez négligeables car elles reposaient moins sur une démonstration scientifique que sur des dogmes. Mais, dans son dernier essai, Contre la pensée unique, Claude Hagège s’est joint à ce concert et la personnalité même de ce linguiste, intellectuel de premier plan, invite à considérer ses arguments. Or, qu’écrit-il ?

« En réalité, cette orchestration bruyante dissimule l’indigence intellectuelle, dans la mesure où le nombre préprogrammé des transparents et maquettes qu’il s’agit de présenter et de commenter est un cadre très contraignant, qui oblige à des raccourcissements abrupts des phrases, à des formulations elliptiques et sémantiquement creuses ainsi qu’à l’élimination des mots d’articulation logique, de sorte qu’à travers l’illusion de comprendre, les destinataires sont, en réalité, privés d’une réelle discussion et des moyens de prendre une décision raisonnée. […] Cet outil annihile la capacité de réaction, interdit tout esprit critique et neutralise ce qui fait le tissu du travail de la pensée : contradictions, questions, digressions, dialogues, sollicitation et production d’arguments, etc. »

Le contraste entre les démonstrations brillantes contenues dans le reste de son essai (dont on trouvera un compte-rendu ici) et ce réquisitoire est saisissant. Les arguments présentés tiennent plus du discours que de l’analyse et reprennent, peu ou prou, ceux que Frank Frommer (d’ailleurs cité en source) avait utilisés dans son ouvrage La Pensée Powerpoint, enquête sur un logiciel qui rend stupide (La Découverte, 2010). Car, si l’on ne peut nier le cadre contraignant d’un nombre limité de diapositives, ce paramètre ne repose que sur la volonté de l’orateur et du temps dont il dispose. En outre, la nécessité, pour une question d’espace disponible, de faire appel aux raccourcissements et formulations elliptiques ne dispense pas le présentateur de tenir un discours oral cohérent, faisant appel à une subtilité de la pensée identique à celle dont il aurait pu faire preuve dans le cadre d’une communication écrite, lue à la tribune. Une diapositive est un canevas, un guide, un support permettant d’inclure grandes lignes, graphiques et photographies en appui du discours ; et indigent serait l’orateur qui se limiterait à lire les seuls mots qui y figureraient.

Powerpoint et la langue d’Esope
Quant à l’annihilation de l’esprit critique qu’induirait cette forme de présentation, elle ne peut refléter que la passivité d’un auditoire qu’aucune règle ne vient pourtant réduire au silence. Dans mes cours comme dans mes conférences, tous soutenus par une présentation Powerpoint (et je précise que je n'ai aucun lien avec Microsoft), j’avoue n’avoir jamais rencontré de public ni plus ni moins muet qu’à l’époque, déjà lointaine, où je n’utilisais pas ce logiciel. Etudiants, stagiaires ou spectateurs posent régulièrement des questions, apportent une contradiction bienvenue, suscitent le dialogue à chaque occasion car ils y ont, dès le début, été invités. Il est même plus facile d’interrompre un orateur lors d’une projection de diapositives que lorsqu’il lit un long texte dont tout support est absent et où la traditionnelle séance de questions/réponses n’est reléguée qu’en toute fin d’exposé. La participation à des colloques universitaires, où certains intervenants utilisent Powerpoint et d’autres non, permet facilement de noter ce contraste.

En résumé, si une présentation se révèle ennuyeuse, trop complexe, mal articulée, ou composée d’éléments trop synthétiques, la faute en revient à son créateur, à son incapacité à transmettre un message pertinent. Par ailleurs, si cette présentation ne soulève ni questions, ni contradictions, ni débats d’idées, la responsabilité en reviendra soit à la vacuité ou l’extrême complexité de son contenu (qu’aurait de toute manière reflété un discours dénué de support), soit à l’atonie du public. Claude Hagège semble penser que l’utilisation de Powerpoint participerait à la diffusion de la pensée unique parce qu’elle imposerait un formatage ; pourtant, ce formatage relève moins de l’outil que du rédacteur et de sa capacité à s’abstraire de la pensée dominante issue de la mondialisation. Un logiciel n’est qu’un vecteur de propagation de messages qui, comme la langue d’Esope, se montre capable d’exprimer le meilleur comme le pire. Et rien n’est plus captivant que de suivre une présentation bien construite, iconoclaste ou non-conformiste, pour peu que le conférencier maîtrise un tant soit peu l’art oratoire.

Illustrations : "Place de la Liberté", photo D.R. - Affiche du film L'Idiot, de Georges Lampin - Affiche du film Le Testament du docteur Mabuse, de Fritz Lang - Panneau "Question".


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