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Cahier Miklos Bokor, essais réunis par Annette Becker et Anne Bernou (par Florence Trocmé)

Par Florence Trocmé

Tout ce que je fais, ce sont des essais de définition. Des essais pour donner une définition de nous-mêmes 
 
Quand je suis sorti du camp, je n’avais d’autre ambition que d’être un peu un homme 
(Miklos Bokor) 
 
 


Bokor
Ce livre important collige diverses contributions prononcées lors d’un colloque qui s’est tenu le 15 mai 2009 à l’INHA (Institut National d’Histoire de l’Art), colloque consacré à Miklos Bokor, peintre beaucoup trop peu connu, alors même que son œuvre rayonne en profondeur ; elle est en cela reconnue pas des personnalités telles que les poètes Yves Bonnefoy ou John E. Jackson, le psychanalyste André Green, le philologue et philosophe Jean Bollack, les historiens d’art Alain Tapié, Alain Madeleine-Perdrillat, Anne Bernou, Thierry Dufrêne, Itzhak Goldberg, l’historienne Annette Becker et bien d’autres. 
Méconnaissance due aussi en partie à l’attitude exemplaire de Miklos Bokor dont l’œuvre ne s’est voulue « qu’une recherche de vérité, avec ce que cela signifie de refus des façons de penser ou de travailler prédominantes dans la société de notre époque »1
 
Il faut donc situer brièvement Miklos Bokor. Né à Budapest en 1927 il est, selon ses propres mots, issu « de la tourmente qui a marqué le XXe siècle à partir de la Première Guerre mondiale et de ce cataclysme qui porte le nom d’Auschwitz ». Il est déporté en 44 en même temps que ses parents à Auschwitz où sa mère est assassinée dès son arrivée. Début 45 il est séparé définitivement de son père qui périt à Bergen-Belsen. Miklos Bokor est « libéré » en mai 45. Il quittera définitivement la Hongrie en 1960 et s’établit en France, où il rencontrera notamment Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Paul Celan.  
Sa vie se partage entre son atelier parisien de La Ruche et Floirac dans le Lot, où il découvre, restaure et peint à fresque l’église de Maraden (1996-2002). 
 
Le livre qui paraît aujourd’hui, parfaitement autonome par rapport au colloque, est le fruit d’une collaboration entre l’INHA et les éditions William Blake & Co, la maison de Jean-Paul Michel. Il a été composé par Anne Bernou et Annette Becker.  
On notera en tout premier lieu son très bel équilibre : équilibre des contributions, très variées, abordant divers versants de l’œuvre ; équilibre de sa conception puisqu’il alterne les interventions prononcées au colloque, plusieurs textes-clés d’Yves Bonnefoy sur l’œuvre, deux très beaux cahiers d’illustrations, une visite guidée de l’église de Maraden ainsi qu’un certain nombre d’outils indispensables, repères biographiques, artistiques et bibliographiques. On insistera plus particulièrement sur les très rares « propos », particulièrement émouvants et éclairants de Miklos Bokor, extraits pour la plupart d’entretiens inédits. 
Bref une somme propre à constituer une très belle introduction à l’œuvre de Miklos Bokor.  
 
Œuvre qui s’articule autour de trois pôles principalement : la première phase de l’œuvre qui a beaucoup retenu Yves Bonnefoy, peinture de « paysages », exploration de la matière minérale et végétale, sur le causse, entre Dordogne et Lot, comme seule pratique possible au retour des camps de la mort ; longue période à partir des années 60, en ce que Bonnefoy appelle sa manière claire, pittura chiara.  
« Mais une toute autre pensée n’en veillait pas moins en Miklos Bokor [... et] vint un autre moment, celui où la douleur et l’étonnement atterré de ses années de déportation [...] reparurent au sein de sa pratique de peintre » (p. 15). C’est donc maintenant le temps de toiles souvent immenses, « foyer de forge, avec flammes et ombres », une peinture qualifiée par certains des exégètes de peinture d’histoire, d’où le paysage a complètement disparu et qui est dominée la plupart du temps par des figures sans visages, le tout dans des registres sombres, brou de noix et brun de bistres, nocturnes.  
Deux autres aspects essentiels de l’œuvre doivent également être abordés : les dessins et l’église de Maraden.  
Tout au long de sa vie, Miklos Bokor dessine, le plus souvent au bistre, qu’il fabrique lui-même selon une formule qu’il a reçu en partage et dont il s’est engagé à conserver le secret, et sur des papiers anciens, vieux registres notamment. Très souvent les dessins sont constitués en série et les rares visiteurs de l’atelier de La Ruche peuvent avoir l’immense privilège de voir le peintre sortir telle ou telle liasse et la feuilleter devant eux.  
Et Maraden ! ce chef d’œuvre exceptionnel : le peintre a trouvé, acquis, restauré une petite église abandonnée quelque part dans le Lot puis l’a entièrement peinte à fresque. Ensemble inouï dont il est difficile de ne pas imaginer que sa portée sera immense quand il sera mieux connu et dont le second cahier d’illustrations permet de prendre connaissance.  
 
Il serait trop long ici de détailler chacun des brefs essais qui composent l’ouvrage mais il faut redire le bel équilibre trouvé entre les points de vue grâce aux diverses qualifications des intervenants. En contrepoint de textes écrits par des poètes, déjà évoqués, ceux dus à des historiens d’art : Alain Tapié qui replace l’œuvre dans l’histoire de la peinture avec rapprochements éclairants avec Rembrandt, Le Tintoret, Greco ; Annette Becker qui la situe historiquement, et notamment dans l’histoire du peuple juif et de la catastrophe : « éduqué juif, persécuté juif, devenu non pratiquant, Miklos Bokor a trouvé dans la culture juive des archétypes pour l’humanité, de l’esclavage à la libération » (p. 89). Jean Bollack qui la met en regard de l’œuvre et de l’expérience de Paul Celan, avec cette même quête, « le désir d’une justesse et d’une adéquation » (p. 99). Belle méditation de Itzhak Goldberg, sur le visage, la face, l’absence, le trou et une autre, différemment orientée mais profondément humaine, du psychanalyste récemment disparu André Green qui se présente surtout comme un ami du peintre et dit n’être même pas sûr de « savoir lire un tableau » mais qui démontre que les questions que pose Miklos Bokor sont « très actuelles et les plus profondes qui soient : "pourquoi tuons-nous ?". Cette œuvre serait l’hommage de l’invisible à la vérité. Le délire de l’homme2 ; c’est que l’homme peigne » (p. 115).  
Puis c’est le choc du second cahier d’illustrations consacré à l’église de Maraden, suivi d’un beau texte d’Anne Bernou sur l’édifice, son histoire, les travaux préparatoires et l’exécution des fresques et d’un autre dû au directeur du musée Jenisch de Vevey décédé quelques jours avant le colloque de 2009, Bernard Blatter, qui conclut en écrivant « Les fresques de Maraden atteignent ce pouvoir de nous faire passer d’un temps historique à un temps cyclique » (p. 142).  
C’est à Alain Madeleine Perdrillat que revient le soin de rebrasser toutes ces contributions, de situer l’œuvre dans le cours de l’histoire et de l’histoire de l’art, tout en distinguant sa singularité : l’œuvre de Miklos Bokor requiert « une adhésion entière et immédiate, un mouvement qui ne soit pas seulement d’intérêt ou d’admiration, mais d’affection. » (p. 149) 
Il souligne ainsi la dimension profondément, tragiquement, essentiellement humaine de cette œuvre monumentale mais à portée de celle ou celui qui veut bien l’envisager. Se laisser modifier par elle. 
 
[Florence Trocmé] 
  
1. Yves Bonnefoy 
2. L’expression est de Miklos Bokor et désigne un ensemble de dessins. 
 
Cahier Miklos Bokor 
Essais réunis par Annette Becker et Anne Bernou 
avec des textes d’Annette Becker, Anne Bernou, Bernard Blatter, Miklos Bokor, Jean Bollack, Yves Bonnefoy, Thierry Dufrêne, Itzhak Goldberg, André Green, John E. Jackson, Alain Madeleine-Perdrillat, Alain Tapié., INHA (Institut National d’Histoire de l’art et William Blake & co, 2011, 186 pages, 25€. 

William Blake & Co., B.P. 4, 33037 Bordeaux cedex (France)
 


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