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La disparition du photographe (Photomaton 1)

Publié le 01 mars 2012 par Marc Lenot
La disparition du photographe (Photomaton 1)

Richard Avedon (Esquire), Marilyn Monroe, 1957

A l’entrée de l’exposition sur le photomaton du Musée de l’Élysée à Lausanne (jusqu’au 20 mai), le visiteur peut se faire tirer le portrait dans un des rares photomatons argentiques encore en fonctionnement, datant des années 1930 et importé des États-Unis (collectif 312photobooth) pour la durée de l’exposition. Sur la paroi, on peut lire « Children photograph perfectly regardless of how much they move » (ci-dessous); l’ambiguïté sémantique de ce verbe ‘to photograph’ me semble emblématique de cette exposition : sont-ce les enfants qui photographient ? ou sont-ils ceux qui sont photographiés ? Actif ou passif ? C’est là la substance même du discours sur le photomaton, appareil sans photographe, d’une objectivité absolue, sans la moindre déviation personnelle du standard automatique, d’où l’acte photographique classique est absent.

La disparition du photographe (Photomaton 1)

Qui est l’auteur d’une photographie de photomaton ? Je ne sais ce que dit le droit de la propriété intellectuelle (ou la chère ADAGP…), mais dans l’exposition (comme partout ailleurs, d’ailleurs), l’auteur est presque toujours le sujet, c’est lui (André Breton ou Andy Warhol) dont le nom figure en gras sur le cartel. Une exception : en

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Franco Vaccari, Esposizione in tempo reale num 4, Lascia su queste pareti una tracia fotografica del tuo passaggio (Christo HG), 1972

1957, Richard Avedon ayant déclaré qu’on pouvait faire de belles photos quel que soit l’appareil, le magazine Esquire fit installer un photomaton dans son studio et publia quelques-unes des photographies ainsi faites par (avec ?) Avedon sous le titre « 25c. a celebrity ». Voici donc « Marilyn Monroe and very little else ». Qui en est l’auteur, Avedon ou Monroe ? Le cartel dit Avedon (en haut).

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Franco Vaccari, idem, Christian Boltanski

Le premier à avoir vraiment exploré cette dimension conceptuelle du photomaton fut Franco Vaccari, qui, jeune artiste invité à la Biennale de Venise en 1972, y installa un photomaton et invita les visiteurs à laisser sur les murs de la salle un témoignage photographique de leur passage : c’est « la photographie comme action et non comme contemplation », action révolutionnaire dans l’histoire de la photographie. 40 000 visiteurs le firent alors (Vaccari étendra ensuite cette action à d’autres villes italiennes) et parmi eux Ugo Mulas (abrité derrière son appareil photo), Christo et son fils (ci-dessus),

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Franco Vaccari, Esposizione in tempo reale num 4, Lascia su queste pareti una tracia fotografica del tuo passaggio (Grafico della censura esercitata sulla tenda nel tempo), 1972

Christian Boltanski en keffieh, à côté d’inconnus hilares, amoureux ou exhibitionnistes (au fil de la Biennale, le rideau de la cabine fut raccourci pour éviter les ‘excès’ ; il se dit qu’un artiste italien aujourd’hui assez connu fut conçu dans cette cabine). Lire l’intéressante interview de Vaccari (trop méconnu en France, un seul de ses livres a été traduit) par le commissaire Clément Chéroux et Giuliano Sergio dans le catalogue.

Car un second élément déterminant du photomaton, après l’absence du photographe, est sa position entre public et privé, son intimité précaire à l’abri du rideau tiré : ni photographe, ni témoins.  Le rideau est abondamment photographié, c’est lui (avec le tabouret à vis) qui marque les souvenirs ; il y a même un tableau de Gerhard Richter représentant un rideau, c’est dire. Innombrables sont donc les photomatons

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Svetlana Khachaturova, Fermata, 2007-2008

de baisers, de seins, de pénis, ou plus (voir le livre de Bruno Richard), tout est permis dans cette cache, qui est autant une caverne utérine qu’un confessionnal ou un isoloir. Mais la frontière n’est qu’un mince rideau et parfois le monde extérieur pénètre dans le photomaton : Svetlana Khachaturova tient dans ces bras un miroir qui, le rideau ouvert, reflète l’extérieur, le ciel ou le sol, et les photomatons ainsi faits semblent vider son torse et y ménager un trou magrittien où on voit les nuages.

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Steven Pippin, Self-portrait with photobooth, 1987

D’autres le détournent en renversant cet équilibre précaire dedans / dehors : Steven Pippin, jamais à court de détournements, transforme une cabine de photomaton en camera oscura et, immobile à l’extérieur pendant trente minutes laisse son image impressionner la pellicule installée à l’intérieur. D’autres expérimentent avec les ratés de la machine, avec les contrariétés de l’automatisme : à côté d’un manuel de réparation listant tous les dysfonctionnements possibles, Daniel Minnick (qui, ce n’est peut-être pas une surprise, s’intéresse à Tichý) travaille sur le support matériel lui-même, avec moult éclaboussures chimiques et autres oxydations abstraites.

Un des artistes présentés ici est engagé dans un duel avec la machine, qu’il tente de berner. Jan Wenzel, outre une documentation conceptuelle des composants du photomaton, réalise des compositions qui semblent être des images uniques, mono-temporelles, mais qui sont en fait des constructions très élaborées où l’image du dessous est en fait celle d’après, l’artiste et ses collaborateurs décomposant l’image cible, la découpant en morceaux et les présentant à l’objectif du photomaton l’un après l’autre. Il y a bien sûr quelques

La disparition du photographe (Photomaton 1)

Jan Wenzel, Intérieur, 1998

ratés, quelques éléments qui ne sont pas d’équerre (et c’est tant mieux), mais c’est là une tentative de détourner le protocole, de tromper le temps que j’ai trouvée fascinante. Plutôt qu’un ‘flapbook’, elle m’a semblé être l’image inversée des ‘films’ de Paolo Gioli, dont tous les ‘photogrammes’ ont en fait été pris au même moment mais en des points légèrement décalés, donnant ainsi une impression de mouvement, alors que Wenzel, dont les images ont été prises au même endroit mais à des moments légèrement décalés, donne une image de fixité.

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Jared Bark, Stick Man, 1976

Dans un registre similaire, Jarek Bard fut un des premiers à tenter d’inventer une esthétique propre au photomaton en réalisant des compositions du même type que Wenzel (mais vingt ans plus tôt). Ses photos sont plus léchées, peut-être un peu trop parfaites, l’artifice n’y apparaît plus ou presque. Mais cet homme-bâton en devient un personnage de légende, le détournement de l’appareil créant une autre réalité.

Le catalogue commence par un joli texte de Martin Crawl sur le rite du photomaton : « Attente. On n’y coupe pas. Ca fait même partie du plaisir. Quand on arrive, d’abord, la cabine est toujours occupée… » Demain, je poursuivrai en parlant du portrait au photomaton et de l’identité.

Voyage à l’invitation du Musée de l’Élysée.


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