Pablo Neruda
Tu peux m'ôter le pain,m'ôter l'air, si tu veux:ne m'ôte pas ton rire.Ne m'ôte pas la rose,le fer que tu égrènesni l'eau qui brusquementéclate dans ta joieni la vague d'argentqui déferle de toi.De ma lutte si dureje rentre les yeux lasquelquefois d'avoir vula terre qui ne changemais, dès le seuil, ton riremonte au ciel, me cherchantet ouvrant pour moi toutesles portes de la vie.A l'heure la plus sombreégrène, mon amour,ton rire, et si tu voismon sang tacher soudainles pierres de la rue,ris: aussitôt ton rirese fera pou mes mainsfraîche lame d'épée.Dans l'automne marinfais que ton rire dressesa cascade d'écume,et au printemps, amour,que ton rire soit commela fleur que j'attendais,la fleur guède, la rosede mon pays sonore.Moque-toi de la nuit,du jour et de la lune,moque-toi de ces ruesdivagantes de l'île,moque-toi de cet hommeamoureux maladroit,mais lorsque j'ouvre, moi,les yeux ou les referme,lorsque mes pas s'en vont,lorsque mes pas s'en viennent,refuse-moi le pain,l'air, l'aube, le printemps,mais ton rire jamaiscar alors j'en mourrais.
Pablo Neruda, Les vers du capitaine - dans: Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée (coll. Poésie/Gallimard, 1998)
traduit par Claude Couffon et Christian Rinderknecht
image: Edouard Boubat, Enfants de dos face vitrine, Paris 1948