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Un destin

Publié le 03 mars 2012 par Siheni
UN DESTIN


Enroulée dans sa chemise, Anaïs passa sans s’arrêter devant son miroir. Elle n’avait pas besoin de s’y regarder pour savoir quelle mine elle avait. Sa gueule de bois pulvérisait tous ses précédents records. Voilà des années qu’Anaïs se promettait de ne plus céder à son démon. Mais à cinquante ans révolus, elle oubliait toujours ses promesses, et quand elle s’en souvenait, il était trop tard. Une sorte de lame de fond avait déjà eu le temps de laminer en elle toute résistance, en neutralisant tout scrupule. A quoi bon lutter ? se disait Anaïs, comme sous l’effet d’un charme. Quand elle se plaignait de ses migraines persistantes auprès du vieux docteur Péqueux, il lui faisait les gros yeux. Il ne se laissait pas prendre aux arguments de sa cliente. Ses migraines, comme elle disait, il connaissait la chanson. Elles étaient la conséquence d’une hygiène de vie déplorable. Oui, déplorable, ma petite dame. Telle était la vérité. Bien des fois le vieil homme avait tenté de raisonner Anaïs. Alors elle faisait semblant de l’écouter tandis qu’il lui expliquait pourquoi ce n’était pas sain, à son âge, de boire autant. Tout en parlant, il caressait distraitement le dessus de sa main gauche du bout des doigts de son autre main, et c’était sur cette vision qu’elle concentrait toute son attention, elle, pendant ce temps, ces doigts tendus de muscles fins, sinueux, ce mouvement égal de balancier. On pouvait dire tout ce qu’on voulait : des mains de savant, et en se laissant bercer par le sermon du vieux docteur Pecqueux, Anaïs les considérait chaque fois avec admiration. N’empêche que ça ne lui servait pas à grand-chose, à ce type-là, d’être un savant : lui aussi avait sans doute toutes les peines du monde à « joindre les deux bouts », comme on dit. Il était maigre, le teint bistre. Peut-être même sujet à la constipation chronique, qui sait ? Il arrivait qu’Anaïs l’écoute, et dès qu’il s’interrompait, elle ne pouvait pas s’empêcher de lui rétorquer d’une voix perçante que si elle buvait, il fallait d’abord en attribuer la cause à son métier, mais pas à elle, surtout pas à elle, s’il vous plaît, merde, que boire soi-même, c’était en définitive l’unique moyen pour inciter les clients à consommer, à entretenir l’ambiance, tout ça, machin, bidule. L’ambiance, quoi ! Quand on administre un débit de boissons, est-ce que ça ne compte pas, dites donc, docteur ? Seule l’ambiance peut attirer à l’intérieur tout ce qui rôde alentour, hein ? On ne se comprenait pas bien, visiblement. C’est qu’elle parlait métier, elle. Il s’agissait bien de vice ! Tout ce bla-bla… ! Non, mais des fois !... Ras-le-bol à la fin. Est-ce qu’il croyait par hasard que c’était facile, toute seule… ? Taratata ! La vérité, c’est qu’elle ne pouvait pas faire autrement. S’agitant sur sa chaise, elle mettait alors le savant au défi de lui prouver le contraire. Mais lui ne répondait pas, il hochait la tête avec gravité, il continuait de se caresser la main dont le fin duvet roussâtre se redressait toujours sous ses doigts. Sans fortune, qu’adviendrait-il d’Anaïs si les clients venaient à déserter son boui-boui ? Qu’est-ce qu’elle ferait, Anaïs, à cinquante ans révolus, hé ? Danseuse nue, peut-être ? Attendez ! Qu’est-ce qu’on croyait ? Elle n'aurait même plus les moyens de se rendre à sa consultation, gémissait-elle en poussant deux billets chiffonnés sur la planche en pichpin qui servait de bureau au vieux docteur Péqueux. Cependant, à part soi, Anaïs n’était pas plus dupe que le vieux docteur Pecqueux. Anaïs avait honte, honte. Elle se souvenait avec amertume qu’en ouvrant ce bistrot, autrefois, elle avait espéré… Oui ! En ouvrant ce café, Anaïs avait espéré y rencontrer l’homme de ses rêves ! Tout simplement.

Il n’y avait vraiment pas lieu d’en rigoler, s’il vous plaît. Ça n'était pas du tout rigolo. Rencontrer un savant, mais ce savant-là aurait été riche, lui, savoir et fortune représentant aux yeux d’Anaïs le comble du bonheur et du luxe. Un savant costaud, en plus, genre sportif, bricoleur, capable de prévoir le temps qu’il ferait le lendemain. Pas quelqu’un comme l’autre, là, le vieux docteur Pecqueux qui crevait à peine moins de faim qu'elle ! Elle n'avait pas besoin d'un constipé. Ou alors rencontrer un marin, pourquoi pas ?, un beau petit marin musclé et poilu partout qui lui aurait fait découvrir le vaste monde sur un grand bateau blanc, avec air conditionné et disques d’Arthur Rubinstein, gna-gna-gna. Comme elle était belle en ce temps-là ! Elle était jeune. Elle était rousse. Elle était mince. Et sobre ! Le temps passant, cependant, les choses avaient changé. Mon Dieu ! Le temps qui passe… Pour tout dire, les choses s’étaient peu à peu gâtées au fil des ans. Et voilà que Anaïs les contrôlait de moins en moins, maintenant. Quant à l’ambiance de son établissement, par contrecoup, il fallait bien admettre qu’au lieu de l’enrichir, elle l’appauvrissait : Anaïs faisait de plus en plus souvent crédit aux clients. Depuis quelque temps elle n’hésitait même plus à prélever plusieurs euros sur son fond de roulement, serré sous le comptoir, pour aider n’importe quel clodo venu l’en supplier. Presque trente ans qu’elle avait ouvert ce troquet ! Et elle n’avait jamais rencontré l’homme de ses rêves... Ni savant fortuné ni marin voyageur. Ni personne, à part ses rencontres sans lendemain qui finissaient toutes de la même manière. Son cas était donc à la fois plus simple et plus bête que ne l’imaginait le vieux docteur Péqueux ! Et c’est ainsi que ce jour-là avait débuté. Comme tant d’autres, avec ce diffus sentiment de culpabilité qui montait en elle en même temps qu’une nausée familière. Il ne se dissiperait pas avant midi, pesant aussi lourd, sur sa conscience et son estomac, que la caisse de briques qu’elle avait l’impression de porter en équilibre sur son crâne tandis qu’elle se traînait entre les murs humides. Il ne manquait plus qu’un imprévu quelconque survienne pour la mettre de mauvaise humeur jusqu’au soir et justement il survint après qu’elle eut quitté sa chambre. Quand Anaïs avait actionné le robinet de l’évier, dans la cuisine, histoire de se remplir un verre d’eau, rien n’était sorti du bec en étain. Et elle avait dû se passer de son verre d’eau, car Anaïs n’achetait jamais d’eau en bouteille, vu le prix. Elle se souvenait qu’une fois tout le Vème arrondissement était resté privé d’eau trois semaines d’affilée sans qu’aucune info soit diffusée à la radio ou à la télé. Quel bordel. Elle se détourna avec impatience de l’évier. Comme elle n’avait pas allumé l’ampoule qui pendait au plafond, il faisait encore sombre dans la cuisine. Le jour commençait seulement à poindre derrière le vasistas. Elle transpirait déjà abondamment malgré l’heure matinale. La perspective de puer toute la journée, sans possibilité de se doucher, la fit râler. S’étant transportée devant le réchaud à gaz, Anaïs soupira et fit le geste de chasser un cafard qu’elle avait vu se faufiler entre des reliefs de nourriture desséchés au fond d’un plat, puis elle gratta une allumette, elle mit à chauffer un reste de café noir qui croupissait dans une casserole. Là-dessus, soulevant précautionneusement la casserole, elle reprit de sa main libre le verre qu’elle avait espéré remplir d’eau un moment auparavant et y versa le café chaud qu’elle avala d’un trait en rejetant la tête en arrière. Infect. Elle sentit alors ses jambes se dérober sous le poids de sa fatigue. Des jambes lourdes comme la caisse de briques qui lui écrasait le crâne. Même son ventre, sous sa chemise, lui parut plus lourd que d’habitude. Anaïs imagina qu’il était sur le point d’exploser comme si toute la quantité d’alcool qu’elle avait ingurgitée durant la nuit y eût raté son transit. A un moment, elle se sentit sur le point de dégueuler, là, dans la cuisine. Elle résista pourtant à la tentation de se laisser tomber sur une chaise. Mais son ventre n’explosa pas. Elle ne dégueula pas. Anaïs poussa seulement un rot sonore, dont l’acidité lui brouilla un instant la vue. Et ce fut comme si elle s’était sentie mieux, mais l’impression ne se prolongea guère plus de quelques minutes. Elle reposa le verre vide avec dégoût parmi les assiettes et les couverts qui s’empilaient dans la cuvette de l’évier. Mais le café, finalement, était passé. Elle haussa les épaules et quitta la pièce en pétant longuement. Elle emprunta le petit couloir aux dalles déjointées qui reliait la cuisine au bistrot. Ce n’est pas juste, on nous a coupé l’eau, marmonnait-elle ce faisant. Elle était écoeurée autant par l’injustice de cette situation que par le goût de la lavasse qui lui restait dans le gosier. Elle se sentait sale, grasse, impuissante comme ces filles que les policiers violent dans les fourgons cellulaires. Sa gueule de bois, cependant, avait commencé de se dissiper. Peut-être à cause du rot ? Elle en serait quitte pour sucer une des pastilles ordonnées par le vieux docteur Péqueux. Comme, ayant atteint la salle de son établissement et contourné le haut comptoir, elle s’était glissée sous celui-ci et avait soulevé le volet secret, elle manqua défaillir. A croupetons au-dessus du trou béant ménagé dans le plancher, Anaïs était d’abord restée immobile sans comprendre, bouche ouverte. C’est qu’elle devait se rendre au marché, elle ! Il lui fallait au moins acheter de l’eau en bouteille, pour une fois. Puisqu’on avait coupé l’eau. Elle avait encore libéré quelques rots sonores, deux pets brefs, le buste penché entre ses cuisses écartées. Ensuite, n’en croyant pas ses yeux, elle s’était excitée, avait fourgonné frénétiquement parmi les vieilles paperasses et toutes ces saletés hors d’usage qu’elle avait entassées là pour recouvrir les billets et les pièces qui composaient son fond de roulement, comme elle disait. Quelle poivrote ! enrageait-elle. Tu ne vois donc pas que tu n’as pas encore dessoûlé d’hier et que ta vue est complètement brouillée ? Bien fait pour toi. Allez, cherche ! Cherche, poivrote ! Anaïs haletait. Mais ses mains dodues, si différentes de celles du vieux docteur Péqueux, en proie à des tremblements convulsifs qui les rendaient maladroites, eurent beau virevolter de plus belle parmi les épaisses volutes de poussière, soulever et soulever à nouveau tout ce qu’elles touchaient, elles ne trouvèrent rien. Rien. Qu’est-ce le vieux docteur Péqueux aurait dit de ça, hein ? Anaïs évoqua de nouveau les belles mains, le fin duvet roussâtre que lissaient les longs doigts effilés. Une quinte de toux la secoua si douloureusement qu’elle dut agripper le tuyau de la bonbonne de bière pour ne pas rouler en avant. Elle jura entre ses dents, une seconde étourdie, réalisant ce qui s’était passé. Son fond de roulement, qu’elle avait toujours caché là, sous le volet secret, s’était bel et bien envolé. Appeler les flics ? Ah ! Ah ! Ah ! Impossible. C'est qu'on les connaît, les flics. Probable qu'ils ne la croiraient pas, à supposer qu'ils prennent le temps de l'écouter. Sa toux apaisée, elle s’était remise à farfouiller, mais rien à faire, elle n’avait rien trouvé. Son fond de roulement avait disparu. La cache sous le comptoir était vide, vide, vide, et puis voilà. Hormis ce bordel, évidemment. Et ce semi-automatique à double détente sous licence russe qu’un faux marin de passage avait oublié des années auparavant près du réveil, sur la table de chevet d’Anaïs. Elle s’empara de l'arme avec impatience et renifla l’odeur de graisse brûlée qui persistait sur la crosse, puis elle libéra le cran de sûreté avant de faire descendre la balle. Ensuite elle cala le canon contre la veine de sa tempe et pressa la détente en songeant au vieux docteur Péqueux. Et ce fut tout. Sauf que la balle resta coincée, comme d’habitude.
Paris - février 2012
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