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Jeux d’oiseaux dans un ciel vide (augures), de Fabienne Raphoz (par Georges Guillain)

Par Florence Trocmé

      Entendez-vous dans les mots  
se déplacer (changer de sens) 
les leçons semblables aux oiseaux 
de ce discours embrumé? 
[…] 
 
Jeux d'oiseaux dans un ciel vide 
 
Robert Duncan, The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960 ; traduit par Yves Di Manno
 
 
 
 

Raphoz
Passionnée de contes – elle dirige avec son compagnon Bertrand Fillaudeau, les éditions Corti où elle a créé la collection Merveilleux et réalisé en particulier une anthologie commentée des contes consacrés à l’oiseau1 - Fabienne Raphoz sait que l’oiseau est bien davantage pour l’homme qu’un simple animal qui vole. Des fresques de Lascaux où figure, à côté d’un homme et d’un auroch agonisants, un oiseau fiché en terre qui leur tourne le dos, à la musique de Messiaen, la colombe de Picasso ou aux poèmes de Jacques Prévert, l’oiseau joue un rôle essentiel dans toutes les cultures. Présent partout, il est irremplaçable, marquant tout autant les paysages de notre âme, de nos langues et de nos imaginaires que celui de la nature visible où nous prenons plaisir à l’observer. L’entendre. Et malheureusement aussi le détruire. Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures, titre emprunté au poète américain Robert Duncan, nous fait sentir en profondeur l’ambivalence et la complexité de notre rapport avec cette classe de vertébrés tétrapodes que son omniprésence dans le monde jointe à sa remarquable faculté de voler nous a rendu depuis toujours si fascinante. 
 
Catalogue ornithologique, inventaire, liste, dénombrement des mille et mille espèces qui composent « la gent emplumée »… l’ouvrage de Fabienne Raphoz constitue en fait pour reprendre ses propres termes, « une randonnée en faveur de l’oiseau ». Randonnée, c’est-à-dire, une longue promenade qui, apparemment entamée depuis l’enfance, nous conduit, au fil de la taxinomie servant de support à la construction du livre et des libres associations du souvenir, des émotions et des résonnances culturelles que ce voyage suscite, à nous émerveiller de la « mirifique conjugaison 2» de l’être oiseau dans le monde. 
Ce sont les noms d’abord qui chantent. Appellations scientifiques à caractère universel comme désignations communes, populaires, prises aux langues diverses qui partagent les hommes, ce sont ici - quand notre vocabulaire courant ne dispose que de quelques dizaines au plus de noms pour les désigner - des milliers de noms d’oiseaux qui s’abattent, se perchent ou piètent sur la page confrontant la pensée à l’infinie diversité de la vie qui foisonne autour de nous. Par un subtil travail de parataxe, Fabienne Raphoz expose toutes ces formes particulières d’existence que représente chaque espèce particulière d’oiseaux en les plaçant successivement chacune sous la même lumière. Sans chercher à privilégier l’une par rapport à l’autre. Les phrases sont simples. Le plus souvent déclaratives. Qui mettent en évidence mais sans systématisme, un trait de couleur, de forme, une appartenance territoriale, un comportement, une anecdote condensée, l’origine d’une appellation… Cette simple juxtaposition que relèvent certaines figures d’association comme la métaphore et la comparaison, parfois humoristiques, est source d’un puissant effet poétique qui ne se réduit pas à la seule poésie des noms comme on en jugera sur ce simple extrait pris parfaitement au hasard :  
 
(Tichodromidés) & Certhiidés & Rhabdornithidés 
À tichodrome couleur mur grimpereau couleur bois 
Le Tichodrome échelette est enfant unique 
le tichodrome échelette est savoyard corse caucasien turkmène kazaque mongole himalayen tibétain 
Le Tichodrome échelette a les ailes papillon 
Le Tichodrome échelette peut avoir froid ou être en feu 
La femelle Tichodrome échelette se rengorge neige 
Mâle et femelle floconnent leurs alaires 
Les rhabdornis ne grimpent qu’aux Philippines 
 
Ainsi décliné, le monde des oiseaux prend une dimension chaleureuse3 que les poèmes à caractère plus personnel et aussi parfois plus énigmatique sans compter les petits commentaires en exposant qui entrecoupent cette longue collection de tableaux de familles, prolongent sur un mode plus intime, plus typographiquement dansant. Le monde de l’oiseau se lie ainsi (se lit ?) à l’autre éprouvé, ressenti de l’auteur qui au détour se dit, rappelant ici un lieu cher, interpellant une parenté, osant là une confidence discrète, une interrogation, fixant pour elle une joie, une scène, un souvenir, un passage, de multiples réminiscences culturelles… Jusqu’à, comme le fit par exemple en son temps le compositeur John Cage (!) reprenant le texte du poète Thoreau, faire à son tour l’oiseau, imiter son parler, puis traverser la page. Jeux. 
Un tel livre attend bien entendu de son lecteur une disponibilité particulière et des modes de lecture adaptés. Jeux d’oiseaux dans un ciel vide se lira difficilement d’une traite. En revanche il se prêtera de bonne grâce à des lectures fragmentées ou même aléatoires. Réclamant une fréquentation prolongée dans le temps. Qui fera le livre compagnon. Sitôt qu’on en aura compris le clair dispositif. On aura plaisir aussi à en compléter la lecture par la contemplation d’images - dessins, gravures, photographies - qu’on trouve aujourd’hui sans difficulté et en nombre sur la toile où se vérifiera du même coup la parfaite rigueur de l’information sur laquelle repose le travail de l’auteur.    
 
Dans l’une des parties les plus belles et des plus personnelles du livre, qu’elle consacre au merle de son jardin (pages 158 à 161), Fabienne Raphoz reconnaît finalement que le merle de son jardin n’est pas « son » merle, pas plus que son jardin n’est « son » jardin, mais que son jardin constitue « le monde du merle » de son jardin et que ce monde il le partage en fait avec bien d’autres individus vivants : oiseaux certes mais aussi renard, hérisson, faucheux, lézard, piéride, cétoine, machaon, bousier, abeille, bourdon, mais encore verge d’or, balsamine, trèfle, œillet, centaurée, ortie, noyer, noisetier sans compter « tous les autres, que je n’sais même pas nommer, que j’nai même pas vus ».  Et voilà qui nous amène à l’une des pensées majeures de ce livre qu’il faut lire dans la continuité du superbe ouvrage de Jean-Christophe Bailly Le versant animal où ce dernier tente de nous faire comprendre, que ce que nous appelons le monde n’est rien d’autre que l’interpénétration de tous les territoires chaque fois singuliers que nous partageons avec les animaux et pourquoi pas les plantes, ou pour reprendre avec lui les termes de Merleau-Ponty, l’enveloppement de cette infinie diversité de mondes - celui du merle, celui de l’araignée, du poète et aussi du lecteur…  - les uns dans les autres. Les autres dans les uns.  
 
Le livre tellement singulier de Fabienne Raphoz se présente ainsi comme une fenêtre grande-ouverte, une plongée, sur l’extraordinaire, exceptionnelle diversité du vivant, illustrée par les oiseaux. Une preuve par les mots, par le vocabulaire et le choix des attributs, de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler, sous forme d’étiquette, la « biodiversité ». Mais la spectaculaire, unique traversée d’existence que manifeste chaque apparition d’oiseau, si elle doit bien être célébrée par l’esprit qui se réjouit de participer ainsi à sa façon au grand festival des formes de l’existence ne peut être perçue aujourd’hui que sur le mode déploratoire d’une conscience tragique, séparée, marquée par la violence, l’insensibilité humaines qui n’exclut pas la sensiblerie comme l’évoque le poème (p 86-87) consacré à la disparition de la Tourte voyageuse. La dédicace du livre à la mémoire de la fauvette à tête noire commune sur notre territoire et pas encore particulièrement menacée sonne comme un bien triste augure. Comme le fait que l’épigraphe qui suit est empruntée au grand paléontologue G.G. Simpson, considéré comme l’un des principaux experts des mammifères éteints. Tout au long du livre d’ailleurs l’énumération des familles d’oiseaux et des espèces qui les composent vire au martyrologue. Presque chaque séquence se termine de façon lancinante par un appel aux morts. Vulnérables. En danger. Disparus. Éteints. Ces mots scandent le livre accompagnant de longues listes d’espèces qui ne survivent pour la plupart qu’empaillées dans des cabinets de sciences naturelles ou dans des descriptions lointaines. Et la coda n’est qu’une grande double stèle qui fait se succéder sur deux pages par ordre alphabétique les noms de tous les disparus.  
Heureusement, la liste qui termine l’ouvrage, tout à la gloire du bleu, couleur par excellence de l’oiseau, en particulier celui des contes, fait une dernière fois éclater les forces de la vie. Vie que nous envions, libre. Envolée. Dont nous sommes retirés certes, mais que nous rejoindrons peut-être. Par la force des mots. Ceux des poètes et ceux des contes. De la pensée ouverte et qui sait accueillir. Aussi ! 
 
[Georges Guillain] 
 
1 L’Aile bleue des contes : l’oiseau, illustré de dessins originaux de Ianna Andréadis, Corti, 2009. 
2 L’expression est de Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal, auquel la suite de l’article rend hommage. 
3 dont l’auteur n’hésite pas à souligner la puissance en la référant à quelques-uns de nos plus grands artistes, Corot (p. 194), Van Dyck (p. 126) ou encore Fra Angelico : « Le bleu de la tête du Motmot à tête bleue/est plus bleu que le bleu de Fra Angelico/ Le bleu de la tête du Motmot à tête bleue/ est plus bleu que tous les bleus de la terre ». 
 
 
Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures , Fabienne Raphoz, Éditions Héros-Limite, 216 pages, 20 €.  
 
Dans Poezibao on peut trouver aussi une lecture de ce livre par Philippe di Méo 



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