
Le 5 février dernier, au tour de Sainte Suzanne de Paul Hindemith (Sancta Susanna, 1922, photo de scène ci-dessus) de partager l'affiche avec la puccinienne Sœur Angélique (Suor Angelica). Unique point commun entre les deux partitions, le lieu de l'action, un couvent : univers claustral, suffocant, carcéral même. Les personnages essentiels en sont des nonnes livrées à elles mêmes, emmurées vivantes, en proie à un mal de vivre existentiel... et les sens en éveil. Atmosphère monacale oblige, primauté est donnée aux voix de femmes que Sancta Susanna baigne dans un climat délétère, sulfureux. Les lignes de force de l'œuvre en appellent à la Religieuse de Diderot : désirs refoulés, frustration sexuelle, fantasmes inassouvis - une chasteté torturant des êtres friables.

Pour son premier opus lyrique d'importance, l'iconoclaste Hindemith (portrait ci-dessous) a frappé fort. En coloriste raffiné, il brosse un sombre mélodrame, une toile d'araignée expressionniste d'une tension insoutenable - et avec quelle densité dans l'orchestration, en dépit d'une durée minimaliste (vingt-cinq minutes de musique) ! Comme un trait d'union entre Erwartung de Schönberg et Les Diables de Loudun de Penderecki. Pour quelle raison étrange, si ce n'est son fort parfum de scandale, cette musique visionnaire n'a-t-elle pas été davantage programmée de nos jours ? Il aura fallu attendre 2003 pour la voir et entendre créer en France, à Montpellier : quatre-vingt-un ans, mieux vaut tard que jamais.



Le scénographe David Pountney évite le sentimentalisme sulpicien un brin mièvre, toujours aux aguets envers ce type de sujet mystique et édifiant. Saluons les inépuisables ressources expressives de la phalange lyonnaise, successivement confiée à Bernhard Kontarsky et Gaetano d'Espinosa, dans deux drames aux thématiques voisines, mais aux esthétiques diamétralement opposées. Un DVD immortalisera-t-il ce Festival Puccini Plus d'un niveau manifestement référentiel ? S'il fallait ne se souvenir que d'un seul de ses attraits, gardons en mémoire l'accomplissement visuel et théâtral de cette production, élégante et majestueuse, parée au surplus d'un travail fascinant sur les matières, les coloris et les lumières. Exactement les atouts qui ont fait défaut au si morne Triptyque parisien de l'an passé.

(1) "Le Concert des Anges" (extrait reproduit sur la vignette ci-contre) est une scène du mythique Retable d'Isenheim de Mathias Grünewald (c.1475-1528), conservé au musée d'Unterlinden de Colmar. Une séquence ayant inspiré une magistrale mise en musique de... Paul Hindemith, au cœur de son opus magnum de 1938, Mathis der Maler, un opéra récemment monté à l'Opéra National de Paris, dont l'argument retrace une part de l'existence de Grünewald.
‣ Étienne Müller
‣Lyon, Opéra, dimanche 5 février 2012 - Paul Hindemith : Sancta Susanna (1922) - Giacomo Puccini : Suor Angelica (1918) - Un spectacle conçu et représenté dans le cadre du Festival Puccini Plus, associant chaque volet d'Il Trittico à un autre opéra contemporain en un acte.
‣Sancta Susanna : Agnes Selma Weiland, Magdalena Anna Hofmann, Joanna Curelaru Kata, Zoé Micha, Hervé Dez Martinez - Suor Angelica : Csilla Boross, Natascha Petrinsky, Anna Destraël, Françoise Delplanque, Kathleen Wilkinson, Ivana Rusko, Sophie Lou, Sylvie Malardenti, Elizaveta Soina, Ivi Karnezi, Jessie Baty, Marie Cognard, Joanna Curelaru Kata, Pei Min Yu - Mises en scène de John Fulljames et David Pountney - Chœurs de l'Opéra de Lyon, direction : Alan Woodbridge - Solistes du Studio de l'Opéra de Lyon, direction : Jean-Paul Fouchécourt - Orchestre de l'Opéra de Lyon, directions : Bernhard Kontarsky (Hindemith) & Gaetano d'Espinosa (Puccini).

‣Crédits iconographiques - Sancta Susanna, Suor Angelica & Grande Salle de l'Opéra de Lyon, © Bertrand Stofleth - Paul Hindemith & Giacomo Puccini.