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DEREK PARFIT PORTERAIT LE CARRÉ VERT. La gratuité scolaire pour tous nous conduirait au nivellement par le bas, dirait le philosophe britannique

Publié le 17 mars 2012 par Jlaberge

DEREK PARFIT PORTERAIT LE CARRÉ VERT. La gratuité scolaire pour tous nous conduirait au nivellement par le bas, dirait le philosophe britannique

Derek Parfit

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d'histoire et d'histoire des idées le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine: un philosophe surtout connu dans le monde anglosaxon, Derek Parfit, dont l'ouvrage principal est Raisons et personnes, paru en 1984 (toujours pas traduit en français). L'auteur a fait paraître en 2011, chez Oxford University Press, On What Matters,un monumental traité  de morale.
Si l'on me demande pourquoi je porte un carré vert, je réponds qu'au feu vert, on avance et qu'au rouge, on s'immobilise. Qui veut immobiliser le Québec? Les «anti-hausse» feraient-ils régresser la société québécoise? Selon nous, le philosophe britannique Derek Parfit (1942-) aurait tendance à le penser.
À l'évidence, l'enjeu du boycottage étudiant est beaucoup plus large que la simple hausse des droits de scolarité que projette le gouvernement Charest. Il concerne en effet ce qu'en philosophie politique on désigne par «justice sociale», plus précisément l'«éthique distributive»: comment l'État doit-il répartir les biens et services entre tous les citoyens? Voilà la question de fond.
Il y en a pour qui les inégalités sociales et de revenus sont intolérables; il faut donc tout faire pour les éliminer. Ce sont les partisans de l'«égalitarisme». Au contraire, ceux qui s'opposent à toute redistribution égalitaire en forçant les gens à payer des impôts sont qualifiés de «libertariens».
Il est clair que les étudiants contestant leurs cours appartiennent au clan égalitariste. L'argument précédent l'évoque: l'éducation est un bien public (en réalité, un service) et l'État doit le répartir également. D'où l'idée d'un «droit à l'éducation» universel à tous les niveaux d'étude que scandent les étudiants contestataires; pas seulement au primaire et au secondaire, mais aussi au collégial et à l'université.
Les libertariens rétorquent que ce soi-disant droit à l'éducation constitue un coût exorbitant pour les contribuables, qui sont déjà lourdement imposés. Surtout lorsqu'on songe que près de 45 % de la population québécoise ne paie pas d'impôts. Il y a là une question de «justice sociale». De quel droit peut-on contraindre les gens à payer pour les autres?
La pensée dominante au Québec rejette le libertarisme — assimilé à un conservatisme — et privilégie nettement l'égalitarisme. De leur côté, les libéraux de Jean Charest jugent normal, étant donné les coûts importants que représente l'éducation, que les étudiants souhaitant poursuivre des études supérieures assument une partie — minime, d'ailleurs — des coûts entraînéspar l'éducation.
Le Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec (MESRQ) est également de cet avis et accepte la hausse envisagée, qu'il considère relever de la responsabilité citoyenne. Les membres du MESRQ arborent donc le petit carré vert.

Distinguer égalitarisme et prioritarisme
Si une majorité de Québécois optent pour l'égalitarisme, comment expliquer la différence existant entre les libéraux, le MERSQ et les étudiants qui luttent, au fond, pour l'abolition des inégalités sociales et de revenu?
C'est ici que les lumières de Derek Parfit peuvent nous aider à y voir plus clair. Dans un essai retentissant, Égalité ou priorité?, malheureusement peu connu du public francophone et qui est devenu une sorte de classique quant au traitement philosophique réservé à l'égalité, Parfit distingue l'égalitarisme de ce qu'il qualifie de «prioritarisme».
Selon lui, les gens qui se disent égalitaristes ne sont souvent, en réalité, que prioritaristes, et à ses yeux, les étudiants contestataires ainsi que leurs supporteurs tomberaient dans cette catégorie. Cette distinction a son importance puisqu'elle les confronte à l'objection fatale du nivellement par le bas.
Pourquoi nous, au Québec, chérissons tant l'égalité? Nous croyons qu'il faut à tout prix rechercher l'égalité parce que l'iné-galité est mauvaise en soi; cela signifie par conséquent que l'égalité est bonne en soi. Si l'égalité est bonne en soi, c'est parce qu'elle améliore la société ou qu'elle rend les gens heureux.
Nous croyons par exemple que l'égalité économique est de loin préférable aux inégalités vertigineuses entre riches et pauvres, de sorte que c'est en soi une très mauvaise chose que des gens soient plus défavorisés que d'autres.
Supposons que les membres de la société puissent être (A) également favorisés ou (B) également défavorisés. Comme égalitariste, laquelle des deux situations préférerions-nous? Les deux sociétés étant «égalitaires», nous devrions logiquement choisir l'une et l'autre. Évidemment, nous préférons la société A à la société B.
Ici, ce qui importe, ce sont les conséquences néfastes et déplorables des inégalités. De sorte que la société A paraît de loin préférable à l'autre. Parfit qualifie de «conséquentialiste» la conception de l'égalité voulant que les conséquences bénéfiques pour la société dans son ensemble soient préférables à celles engendrées par les inégalités.
Sur quoi fondons-nous notre préférence pour la première situation? Sur le fait qu'elle sous-tend une conception conséquentialiste de l'égalité. C'est parce que l'égalité vise en bout de piste le partage et la solidarité que nous la valorisons.
L'égalité pour elle-même ne nous intéresse pas; c'est même grotesque. Aucune société ne souhaite vraiment que ses membres soient tous également défavorisés! C'est ce que Parfit appelle une conception «déontologique» de l'égalité sans tenir compte des conséquences.
Bref, il importe toujours de préciser quel type d'égalité nous défendons. Parmi les étudiants contestataires, certains défendent une conception déontologique, d'autres optent pour une égalité conséquentialiste.
D'autres revendiquent à la fois un droit égal à l'éducation (égalité déontologique) afin de permettre l'accessibilité universelle aux études supérieures (égalité conséquentialiste).
C'est d'ailleurs pourquoi le boycottage actuel ne porte pas tant sur la seule hausse des droits de scolarité que sur la question plus large de la justice sociale qui, aux yeux des boycotteurs du moins, exige l'égalité économique.
Dans son essai, Parfit écrit: «Le prioritarisme, tel que je le définis ici, n'est pas une croyance en l'égalité. Nous donnons la priorité aux personnes défavorisées, non pas parce que cela réduira les inégalités, mais pour d'autres raisons. C'est ce qui distingue cette position de l'égalitarisme.»


Un cas ficitif
Examinons un cas fictif. Des parents doivent prendre une décision difficile, lourde de conséquences. Ils ont deux enfants, dont l'un est en santé et tout à fait heureux, alors que l'autre souffre d'un douloureux handicap. En raison d'un changement professionnel, les parents se voient offrir de déménager en ville.
Or, là-bas, le second enfant recevra un traitement médical crucial. Toutefois, le niveau de vie de la famille baissera et le voisinage s'annonce désagréable, voire dangereux, surtout pour le premier enfant.
Autre option: rester en banlieue semi-rurale et agréable où le premier enfant, qui s'intéresse particulièrement aux sports et à la nature, pourra vivre librement et s'épanouir, mais où l'accès au traitement médical pour le second serait impossible.
La plupart d'entre nous choisiraient la première option de déménager en ville afin d'aider l'enfant le plus défavorisé — même si nous savons pertinemment que le premier enfant pourrait en souffrir. C'est que nous donnons priorité aux plus défavorisés, même si nous savons pertinemment que nous affectons le bien-être des autres. Nous continuerons peut-être à parler d'égalité, voire d'équité.
Or, il ne s'agira plus d'égalité à proprement parler puisque, prima facie, on se trouverait à désavantager nettement le premier enfant. «Il est plus urgent, répondrions-nous, d'avantager le second enfant, même si le bénéfice que nous donnerions au premier serait moindre. Une amélioration de sa situation est plus importante qu'une amélioration égale ou quelque peu plus grande par rapport au premier.»
Nous cessons dès lors d'être égalitariste et prenons l'habit du prioritariste. L'égalité stricto sensu nous importe moins. Ce qui nous préoccupe désormais, c'est la personne défavorisée elle-même. Si on est un égalitariste conséquentialiste, comme on l'a vu, les inégalités sont intolérables en raison des conséquences néfastes qu'elles engendrent pour la vie sociale.
Au contraire, pour un prioritariste, il est urgent d'aider les plus démunis, non pas parce qu'ils sont défavorisés par rapport à d'autres mais parce qu'ils sont, en un sens absolu, moins bien lotis.
La notion d'accessibilité aux études supérieures invoquée dans l'argumentaire des étudiants est typiquement prioritariste. À leurs yeux, il est urgent que les jeunes qui ne peuvent pas se payer comme les autres des études supérieures soient aidés — tout comme le second enfant du cas fictif précédent —, même si cela implique que d'autres seront désavantagés, tel le premier enfant.
Supposons que tous les étudiants soient également démunis. Aux yeux de ces étudiants prioritaristes, il demeurerait urgent de les aider, même si l'État n'a pas les sous pour le faire. Un prioritariste ne compare pas les personnes. Pour un prioritariste, comme le disait Nietzsche de façon mordante, «l'égalité consiste à trancher ce qui dépasse».

Les Parent

D'après Parfit, le prioritarisme est confronté à l'objection sérieuse du «nivellement vers le bas» (Levelling Down Objection). Considérons un autre cas fictif. Les Parent, de la télésérie bien connue, vont acheter leurs cadeaux de Noël pour leurs trois fils. Ils avaient prévu dépenser 100 $ pour chacun. Arrivés au magasin, ils trouvent ce qui suit: pour chacun, une console de jeu vidéo de poche EnJeu à 100 $.
Cependant, au moment où ils se rendent aux caisses, le père, Louis-Paul, remarque une offre spéciale. À l'achat de deux des nouvelles consoles haut de gamme EnJeuPlus à 150 $ chacune, on offre une console EnJeu à 100 $ gratuite.
Pour la même somme, ils peuvent obtenir des articles ayant une grande valeur. Natalie, la mère, n'est pas d'accord. Elle trouve la solution non équitable car l'un des trois garçons — Zach, sans doute — aurait une console moins évoluée que les deux autres, Oli et Thomas. Le père réplique qu'il n'en est rien car aucun des trois n'aurait un cadeau de moins de 100 $.
De plus, sur les trois, deux disposeraient d'une console de qualité supérieure. Enfin, si on ne profite pas de cette promotion, deux des garçons seront moins favorisés que dans l'autre scénario. «Je refuse qu'il y ait inégalité entre les trois», répond Natalie. «Même si ça veut dire qu'ils auront moins?», rétorque Louis-Paul.
Il y a quelque chose d'irrationnel dans le fait de chercher l'égalité au prix du nivellement par le bas. Dans ce scénario, aucun des enfants ne se trouve avantagé.
Supposons que le plus défavorisé — Zach, disons — se trouve parfaitement satisfait avec la console à 100 $. Si la mère refuse toujours l'offre spéciale, il y aura là quelque chose d'obstinément irrationnel, non?
Il est possible de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l'individu le plus pauvre de la société. Une telle idée paraît évidemment absurde car personne n'y gagne: le plus pauvre resterait aussi pauvre et tous les autres subiraient un préjudice.
D'après Parfit, donc, et aussi étonnant que cela puisse paraître, en priorisant systématiquement les plus défavorisés pour eux-mêmes, on n'aide personne. Le prioritarisme conduit la société à une perte sèche de bien-être. Parce que je les considère comme prioritaristes, je crois qu'on devrait refuser les revendications des étudiants contestataires.


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