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Bouddhabuleuse
Méditer, pour quoi faire ?
Pour calmer l'esprit. Une fois apaisé, il verra les choses telles qu'elles sont et les croyances sans fondement se dissiperont. Du coup, moins de souffrances. Telle est le pronostic du Bouddha et de bon nombre d'autres mystiques.
Imaginons l'esprit serein, pareil à une lampe abritée du vent, capable d'illuminer une fresque sans la déformer par sa propre agitation.
Mais comment voir ? Que faut-il voir exactement ? Et comment ?
Dagpo Tashi Namgyal, un tibétain du XVIe siècle, expose la manière de voir les choses telles qu'elles sont dans son Rayon de lune, réputé être le plus détaillé manuel de la tradition dite de la "Mahāmudrā de la conscience naturellement présente en toute expérience" (sahaja-jñāna).
Vu qu'il est bouddhiste tibétain, on s'attend à un exposé de la méditation analytique du Madhyamaka. En effet, il est question de voir l'absence de substance dans les êtres et les choses : c'est la fameuse vacuité.
Mais quand il entre dans le détail de cette méditation, ô surprise, on constate qu'il parle d'autre chose. Le Madhyamaka est mentionné, mais en passant, à côté de maîtres de l'école de la pratique du yoga (yoga-ācāra). Comme, par exemple, Dharmakīrti :
"En examinant les choses, on constateQu'elles n'ont pas d'existence réelleEt sont dépourvues de nature intrinsèqueAussi bien unique que multiple."[1]
Dharmakīrti fait ici allusion au raisonnement du "ni unité ni multiplicité" propre au Madhyamaka. C'est normal, car l'école de la pratique du yoga est venue plus tard que le Madhyamaka et l'a intégrer. Le fondateur de cette dernière, Nāṅārjuna, aurait vécu vers 150. Pour Dharmakīrti, on parle de 600-660. Mais cette intégration de la dialectique du Madhyamaka ne s'est pas faite sans recul critique.
En effet, alors que le Madhyamaka se concentre sur la chose et s'efforce de montrer que tout concept à son propos mène à des absurdités, l'école de la pratique du yoga ramène au sujet. Le monde est un rêve. Qui rêve ? C'est à chacun d'en faire l'expérience pour lui seul. C'est beaucoup plus simple, plus directe, et enraciné dans une expérience.
De même, Dagpo Tashi Namgyal résume la méditation analytique en l'incorporant dans une démarche différente de la dialectique du Madhyamaka. Au lieu d'analyser l'objet ou le sujet - mais considéré comme s'il était un objet comme les autres ! - il ramène son lecteur à ce qu'il y a de plus immédiat, de plus intime.
Il met ensuite en garde contre la dialectique du Madhyamaka avec notamment cette stance de Nāgārjuna souvent citée :
"Les Vainqueurs ont enseigné que la vacuitéÉtait l'émancipation de toutes les vues.Ceux qui ont pour vue la vacuité,Ceux-là, disent-ils, sont incurables."[2]
Puis il conclut avec un passage des Etapes de la méditation qui commence par nous enjoindre de "contempler le fait que les trois mondes ne sont qu'esprit."[3] Il n'y a donc que deux étapes dans ce Madhyamaka de l'expérience directe : premièrement, comprendre que tout est esprit ; deuxièmement voir l'esprit vide, pareil à un ciel transparent. Exit les raisonnements alambiqués du Madhyamaka.
En clair, la méditation analytique - comprenez la dialectique madhyamika - n'est pas indispensable. Elle représente même un danger, comme une formule magique qui peut agir contre son manipulateur imprudent. Il conclut :
"La compréhension expérimentale que (1) les phénomènes sont l'esprit et que (2) la nature absolue de l'esprit, tel l'espace, échappe à l'observation est de loin supérieure à toute analyse conceptuelle de la vacuité"[4].
En clair, pas besoin de cette dialectique-là. Il suffit de retourner le regard vers ce qui regarde. Un fois entré dans la Tour des prodiges du Bouddha-Soleil, tout est dans tout.
A
[1] Ibid. p. 98. [2] Ibid., p. 99. [3] Ibid. p. 101. [4] Ibid. p. 102.