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Le Refus global, un cri de liberté

Publié le 20 mars 2012 par Raymondviger

Luc Dupont   Dossier Culture

Extrait du Refus Global

Un nouvel espoir collectif naîtra

Les forces de la société nous reprochent nos excès comme une insulte à leur mollesse à leur bon goût.

Elles nous soupçonnent de n’être que des révoltés.

…nous protestons contre ce qui est, mais dans l’unique désir de le transformer:

Fini l’assassinat massif du présent et du futur

Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes

Faites de nous ce qu’il vous plaira, mais vous devez nous entendre.

refus_global cri liberté pau émile borduasCes mots écrits avec fougue et avec colère, mais si pleins d’idéal et d’espérance, sont tirés d’un texte intitulé Refus Global. Qu’est-ce que le Refus Global? Un grand texte de protestation, de dénonciation; c’est un «manifeste» comme dans le mot manifes…tation.

Il a été écrit en 1948 par Paul-Émile Borduas (1905-1960), un peintre québécois. Il est aussi le fruit de la réflexion de 15 artistes, très jeunes, huit gars et sept filles, dont la moyenne d’âge ne dépassait pas 26 ans. Un photographe, deux écrivains, six peintres, deux comédiennes, une décoratrice, trois danseuses et chorégraphes.

Un certain nombre d’entre eux étaient déjà des élèves de Paul-Émile Borduas, professeur de dessin à l’École du meuble de Montréal; d’autres, des amis de ces élèves à l’École des Beaux-arts.

Le Refus Global: un oui… en forme de non!

Au début des années 1960, l’écrivain Pierre Vadeboncœur (1920-2010) décrivit en quelques mots ce que fut le Refus Global: «Ce fut un énorme «oui», qui prit l’enveloppe d’un «non».

Le «non» signifiait «refus» de toutes ces vieilleries, ces arriérations, ces limitations à la parole et à l’initiative, qui empêchaient le Québec d’alors de se développer comme un peuple normal dans la Modernité du monde. On interdisait par exemple aux artistes de peindre des nus, de danser, de lire certains livres, bref on manifestait au Québec une pudibonderie excessive… Pourquoi? Par crainte, disait-on, que les jeunes «perdent leur âme».

Et pourquoi parlait-il d’un «non» en forme de «oui»? Parce que derrière le «non», se déployait un «oui» tout aussi entier, une «acceptation globale». Acceptation de quoi? D’une nouvelle ligne de pensée pour le Québec: c’est-à-dire un énorme «oui» à la jeunesse, «oui» à l’art, «oui» à l’innovation, «oui» au courage d’être, «oui» au renouvellement du monde.

Pierre Vadeboncœur est le premier à avoir vu cela. Il faisait partie de ces écrivains, déjà actifs au milieu du 20e siècle, qui, par leur articulation d’une pensée de liberté, préparèrent les Québécois à leur Révolution tranquille.

Paul Borduas, l’artiste révolutionnaire

Mais qui était Paul-Émile Borduas? Cet homme fut le premier artiste réellement révolutionnaire qu’ait produit le Québec du 20e siècle.

Né à Saint-Hilaire en 1905, le jeune Borduas avait développé son art au contact du grand Ozias Leduc (1864-1955), un peintre en art sacré qui mettait son talent dans la décoration intérieure des églises du Québec.

Le hasard amena ensuite Borduas à enseigner à des enfants du niveau primaire, où il sut cerner, chez ses jeunes élèves, un trait capital: la grande spontanéité. «Les jeunes, c’est connu, ont besoin d’une extériorisation abondante, sans entrave», disait-il. De là, il extrapola la règle suivante: il faut laisser libre l’instinct de création des individus.

Dans un Québec qui se méfiait alors comme du diable de l’instinct, l’associant immédiatement aux débordements sexuels, cet acte de liberté avait quelque chose de provocateur.

Au début des années 1940, Borduas déménage dans une autre institution, l’École du meuble, et enseigne à des élèves plus vieux (de niveau cégep, dirait-on aujourd’hui). Il y est responsable du cours de dessin technique, mais son enseignement va infiniment plus loin, sort des sentiers battus, au grand dam de la direction de l’École… «Il y prône l’abandon des exercices mécaniques, des imitations et des singeries, et la valorisation de l’expression personnelle.» (F.M. Gagnon)

À ce moment-là de sa vie, l’artiste Borduas traverse une crise… de création. La peinture figurative, naturaliste, ne lui convient plus. Encore moins celle de l’art sacré. Il cherche à en sortir, à s’émanciper vers l’abstraction, un genre pictural que rejettent avec véhémence les principales écoles d’art du Québec. Or, ce sont ses jeunes élèves qui aideront «le professeur Borduas à devenir l’artiste Borduas.» (R. Viau)

Dans l’atelier de Paul Borduas

Bchevalet toile canevas peinture peintreorduas avait pris l’habitude de les recevoir chaque mardi soir à son atelier de la rue Mentana, près du Parc Lafontaine à Montréal. Les peintres y apportaient leurs œuvres, leurs dessins, et lui les étalait sur le plancher pour que tout le monde puisse en discuter librement.

Borduas, comme Léonard de Vinci (1452-1519), croyait aux intuitions profondes qui habitent les artistes. Il rappelait parfois ce que le peintre de La Joconde avait dit, un jour, à un de ses élèves qui lui demandait quel sujet il pouvait peindre:

Va près d’un vieux mur de pierre. Regarde-le longtemps ; petit à petit, tu y verras se dessiner des êtres et des choses. Tu découvriras ainsi un sujet de tableau bien à toi.

Ce professeur-artiste était particulièrement sensible à un mouvement littéraire venu d’Europe, le Surréalisme, dirigé par le poète André Breton (1896-1966), mouvement qui avait aussi commencé par un manifeste intitulé celui-là Rupture inaugurale. Breton, qu’on a surnommé le «pape du surréalisme», encourageait une forme d’écriture spontanée, voire automatique, une technique propre à favoriser l’expression de la partie inconsciente en nous.

Borduas s’était mis en tête d’appliquer les éléments de cette technique littéraire à la peinture. Ses élèves et lui ne le savaient pas encore, mais cette voie créative, dans laquelle tout le groupe avait décidé de s’engager, était rien moins qu’une révolution, non seulement au Québec mais dans l’histoire mondiale de la peinture au 20e siècle.

Le manifeste du Refus Global

Comme tous les artistes, Borduas et ses disciples cherchaient à capter les courants profonds de leur époque… Or au Québec, en 1948, trois ans seulement après la Deuxième Guerre mondiale, le courant profond et principal qui dominait tous les autres, c’était un désir tous azimuts d’émancipation, de liberté. Et pas seulement dans l’art…

Comment vivre dans une société «fermée», si peu ouverte au risque, à l’invention, étouffant dans l’œuf les désirs de sa population? Comment grandir dans une société québécoise, très religieuse, trop religieuse, «plus catholique que l’pape!», disait-on? Car de cela aussi, les jeunes artistes, le mardi soir, dans l’atelier de Borduas, parlaient aussi.

Beaucoup choisissaient à l’époque de créer des revues (La Relève et Cité Libre apparurent dans ces années-là) pour diffuser «les idées qui dérangent»… Mais le Groupe des Automatistes, car c’est ainsi que furent appelés Borduas et ses amis artistes, opta pour la création d’un texte «coup-de-poing», un grand texte de protestation, un «manifeste» comme on disait alors, un magistral et retentissant «refus global»!

Ils y dénoncèrent cet «empêchement de vivre» jugé anormal et malsain. Ils y proposèrent des pistes de solution qui constituaient, en revanche, une espèce d’«acceptation» globale à de nouvelles formes de vie…
Un grand cri : «Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiii!!!» à toutes les aventures sensibles, susceptibles de germer dans des cœurs humains et libres!

Semeurs de liberté

Cela dit, en juillet et en août 1948, au moment où il applique une dernière correction à ce texte hyper explosif, Borduas ne va pas jusqu’à penser qu’il sera mis à la porte de son école, et qu’il perdra son poste de professeur.

Pourtant, c’est ce qui lui arrivera! Et dans la foulée, beaucoup des jeunes signataires du Manifeste (Jean-Paul Riopelle, Thérèse Renaud, Fernand Leduc et d’autres) pour échapper à ce Québec intolérant qui leur rendait la vie impossible, partiront s’établir en Europe afin d’y poursuivre leur carrière.

Pour le professeur déchu qui dût aussi s’exiler du Québec pour peindre, les années qui suivent seront parmi les plus difficiles de sa vie. En fait, c’est le début de la fin… Après un séjour à New York, où il continuera fiévreusement son travail, et après son établissement à Paris, rue Rousselet, il mourra subitement dans son atelier, le 22 février 1960.

Paul-Émile Borduas disparaîtra sans bien sûr savoir qu’il est sur le point, par un extraordinaire retournement des choses, de passer à l’histoire du Québec. Et pas du tout comme un fauteur de troubles, mais bien plutôt comme un peintre de première grandeur, comme un véritable avant-gardiste de la Modernité québécoise.

Et les jeunes artistes qui se réunissaient autour de lui, et qui signèrent courageusement le document, que devinrent-ils? La plupart, sinon la totalité, continuèrent avec grands succès leur œuvre artistique personnelle.

Quinze ans après sa mort, le grand professeur de l’UQAM, André-G. Bourassa (1936-2011), exhumera des papiers de Borduas cette phrase que le peintre de Saint-Hilaire avait écrite à quelqu’un ou peut-être ce quelqu’un était-il… lui-même:

Ce texte engagera ma vie entière, sans échappatoire possible.

L’écrivain Pierre Vadeboncœur dira encore à propos de Borduas et de son texte:

Or voici qu’un homme nous a proposé l’illimité et en a réalisé un chef-d’œuvre. Il s’est avancé jusqu’au bout de sa pensée. Il a délié en nous la liberté. Et il est mort après avoir tout dit.

Claude Gauvreau, son ami, aura cette pensée :


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