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A propos de... La Ballade du Roi des Gueux

Publié le 23 mars 2012 par Irmavep69

1ère de couverture-TruandaillesAfin d'accompagner la publication par les éditions du Vampire Actif de l'extraordinaire Truandailles de Jean Richepin, à paraître fin avril, (souscription en cours jusqu'au 20 avril), nous vous proposons trois mises en bouche, trois rendez-vous successifs autour de thèmes décalés, en écho avec le contenu singulier (par les personnages dépeints) et multiple (par la diversité des portraits esquissés) de Truandailles.

1. A propos de… La Ballade du Roi des Gueux

La Ballade du Roi des Gueux

Venez à moi, claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes,
Clampins, loupeurs, voyous, catins

Et marmousets, et marmousettes,  
Tas de traîne-cul-les-housettes

Race d'indépendants fougueux ! 
Je suis du pays dont vous êtes
Le poète est le Roi des Gueux.
Vous que la bise des matins,
Que la pluie aux âpres sagettes,
Que les gendarmes, les mâtins,
Les coups, les fièvres, les disettes

Prennent toujours pour amusettes,
Vous dont l'habit mince et fongueux
Paraît fait de vieilles gazettes,

Giacomo_Ceruti_-trois mendiants_1736

Le poète est le Roi des Gueux.

Vous que le chaud soleil a teints,
Hurlubiers dont les peau bisettes
Ressemblent à l'or des gratins,
Gouges au front plein de frisettes, 
Momignards nus sans chemisettes,
Vieux à l'œil cave, au nez rugueux,
Au menton en casse-noisettes,
Le poète est le Roi des Gueux.
ENVOI
Ô Gueux, mes sujets, mes sujettes,
Je serai votre maître queux.
Tu vivras, monde qui végète !
Le poète est le Roi des Gueux.

Jean Richepin  La Chanson des gueux, 1876

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Cette « Ballade » sert de prologue à La Chanson des Gueux, ouvrage publié en 1876 par Jean Richepin, reconnu coupable pour cette publication, et dans la forme et dans le fond, de deux chefs d’accusation respectivement « la crudité du style jugée immorale, et l’apologie de la crapule, de la paresse, de l’ivrognerie, de la débauche, du proxénétisme, du vol et de diverses autres abominations », ainsi qu’il le rapporte dans l’introduction de son livre censuré par la justice -jugement qui a valu à son auteur d’être un « repris de justice et privé de ses droits civiques pour le reste de ses jours »-

La Chanson des Gueux donc, est un recueil de "chansons", regroupées par thème, qui proposent au lecteur la découverte de personnages hauts en couleur, de sac et de corde parfois, le plus souvent miséreux et misérables, rejetés et bannis, vivant d’expédients, d’aumônes et de rencontres de hasard, victimes d’une société sans pitié.

Ces poèmes, du pays de Largonji, ont été composés par l’auteur en argot courant en cette fin du XIXe siècle –à l’exception de deux sonnets dans lesquels il a « enchâssé un échantillon de l’argot classique qui a fleuri de Cartouche à Vidocq et dont ce dernier a laissé le vocabulaire »-, cette langue que Jean Richepin a appris au contact des gens de peu qu’il aimait à fréquenter, mais aussi au contact des saltimbanques avec lesquels il entreprit un long périple à travers la France, tenant le rôle du lutteur de foire dans cette troupe foraine.

Cette fascination pour les gueux se retrouve en quelques périodes de la littérature française. Pour aborder ces personnages, il convient tout d’abord de tenter d’en définir les contours tant les acceptations du terme furent mouvantes au cours des temps.

Les Gueux, quelques définitions :

Dictionnaire de l’Académie, Institut de France, 1839 :

Dans le volume 1, par ordre alphabétique

GUEUX, GUEUSE, Adj. Indigent, nécessiteux, qui est réduit à mendier. Ces gens là sont si gueux qu’ils n’ont point de pain. C’est une famille fort gueuse. Il est familier et il marque plus de mépris que de pitié.

Pro. Etre gueux comme un peintre. Etre gueux comme un rat d’église, comme un rat. Etre fort pauvre.

Fig. en Architecture, Cette corniche est gueuse, elle est trop dénuée d’ornements.

GUEUX se dit, particulièrement d’une personne qui n’a pas de quoi vivre selon son état, selon ses désirs. Pour un homme de sa condition, il est bien gueux. C’est un gentilhomme fort gueux. Tel est riche avec un petit revenu, tel est gueux avec des monceaux d’or. On dit, dans un sens analogue, Cet homme a un équipage bien gueux, fort gueux.

Prov. Un avare est toujours gueux, un avare se refuse jusqu’au nécessaire.

GUEUX est aussi substantif, et se dit de celui qui demande l’aumône, qui fait le métier de quémander. C’est un vrai gueux, un gueux fieffé, un gueux de profession. Mener une vie de gueux.

Fam. C’est un gueux revêtu, se dit d’un homme de rien qui a fait fortune, et qui en est devenu arrogant.

GUEUX, substantif, signifie quelquefois coquin, fripon. Ne vous fiez pas à cet homme-là, c’est un gueux.

GUEUSE, substantif féminin, a vieilli dans le sens de mendiante ; mais il se dit quelquefois bassement, d’une femme de mauvaise vie. C’est une gueuse, une vieille gueuse.

 Dans le complément daté de 1839 également :

GUEUX, GUEUSE, Adj. Ancienne expression proverbiale : Gueux fieffé, mendiant qui se tient toujours à la même place. // Gueux de l’ortière, mendiant qui va de porte en porte.

GUEUX Historique, Nom que prirent en 1566 les gentilshommes flamands confédérés, après le compromis de Bréda. La qualification de gueux leur avait été donnée par le comte de Berlaimont, qui ne voulait pas que l’on se mît en peine de leurs réclamations ; les confédérés s’honorèrent de cette dénomination injurieuse, et prirent pour marques distinctives, une écuelle de bois et une besace. Gueux de mer, se dit des marins hollandais qui armèrent à la Brielle, en 1572, pour faire la course contre les espagnols.// Gueux des bois, se dit par opposition, des paysans armés qui commencèrent à la même époque, à faire la guerre en partisans, pour fonder l’indépendance des Provinces-Unies.

Les gueux constituent une figure traditionnelle de la littérature.

En tant que mendiants professionnels, ils apparaissent au XVe siècle chez François Villon (pensons à L’Epitaphe et aux 11 ballades en « jargon ») et sont présents chez les conteurs du XVIe siècle comme par exemple chez Bonaventure des Périers (Les Récréations  et Les Nouvelles récréations et joyeux devis de feu Bonaventure Des Périers, valet de chambre de la royne de Navarre en 1558), chez Noël du Fail (Propos rustiques en 1547 qui met en scène des paysans), chez François Béroalde de Verville (Le Moyen de parvenir en 1617), chez Guillaume Bouchet (Les Sérées en 1584, qui met en scène des gueux, et  propose, en appendice, un glossaire de leur jargon) ou encore chez Pechon de Ruby (pseudonyme d’un auteur inconnu), qui publie à Lyon en 1596, La Vie généreuse des Marcelotz, Gueuz et Boesmiens, contenans leur façon de vivre, subtilitez et Gergon mis en lumière par Monsieur Pechon de Ruby, gentilhomme breton, ayant été avec eux en ses jeunes ans, où il a exercé ce beau métier. Plus été ajouté un dictionnaire en langage blesquien avec l'explication en vulgaire  qui est le premier livret en France qui ait été consacré entièrement à la vie des vagabonds et du premier récit  français de type picaresque à la première personne du singulier.

François Villon

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Dans la première édition imprimée de François Villon (publié en 1489), 6 ballades en Jargon, dite plus simplement Le Jargon, sont rassemblées sous le titre : Jargon et Jobellin dudit Villon. 5 autres ballades en Jargon attribuées à François Villon, sont présentes dans le manuscrit inédit de la Bibliothèque de Stockholm, étudié et attribué à François Villon par Auguste Vitu (1823-1891), Villonien renommé.

Jobellin et Jargon :  

Jargon signifie, dès le XIIIe siècle, « langage inintelligible », comme nous l’indique les usages définis alors de ce mot. En voici quelques exemples :  

Lors tuit diseient en lor jargon
Que cil oisax qui si cantoit…

Marie de France, Fable XXII

Il n’y a ne beste n’oyseau
Qu’en son jargon ne chante et crie…

Charles d’Orléans, rondeau


Ils jargonnent comme les jars, ils roucoulent comme colombes ;
Quand les oyes canes et canards s’espluchent et ensemble jargonnent, c’est signe de pluye.

Ambroise Paré

Il entend le jars, il a mené les oies, Oudin, Curiosités françaises,
qui signifie « entendre le langage des oies, c’est comprendre le jargon »
« Dévider le jars » signifie en argot moderne « parler l’argot ».

François Villon qui fut sans doute un voleur, un escroc, un souteneur, un gueux, voir un assassin, a fréquenté les coquillards. Ces brigands, associés en confréries, ont été révélés par leur procès instruit en 1455 qui a permis de mieux comprendre certaines métaphores concernant le vol et le jeu. A leur contact, et à celui du fameux Colin de Cayeux, François Villon a bien évidemment connu, et utilisé l'argot.

Jobellin désignerait ici le jargon des gueux ou plutôt le langage des « sots » et de la « sottie » ("jobe" signifie niais, sot). « Pierre Guiraud a cru pouvoir dégager les trois niveaux de signification de ce jobellin : le langage des malfaiteurs, celui des joueurs professionnels et celui de sodomites très spécialisés. En fait, ce troisième niveau reste très problématique. Mais, pour expliquer les suggestions sexuelles, voire homosexuelles, du jobelin, il faudrait revoir de plus près le langage des sotties. Dans ces divertissements carnavalesques, la raillerie et le dénigrement se nourrissent d'un argot où l'on reconnaît au moins quelques types homosexuels, y compris Coquillard et Mère Sotte, dont certaines confréries d'amuseurs, comme les Galants-sans-souci, ont pu se faire une spécialité. Or, s'il est vrai que Villon a eu des contacts au moins épisodiques avec les malfaiteurs de grand chemin, il est évident qu'il était aussi en étroit rapport avec des confréries, comme celle de la Basoche du Châtelet, qui jouait une sottie le jour du Mardi gras. Ne faut-il pas chercher de ce côté le maillon qui manque à la chaîne explicative du jobelin ? Entre la subversion et l'inversion, il y a place pour le divertissement et son langage de carnaval. » Extrait de l’Etude conduite par Denise François, professeur de linguistique à l'Université René-Descartes à Paris : « La littérature en argot et l’argot dans la littérature. »

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Voici, pour illustrer ce propos, trois Ballades de François Villon. La première, sans doute la plus connue, n’emploie aucun mot d’argot et ne nécessite donc pas de traduction. Les deux autres, beaucoup moins connues pour ne pas dire confidentielles, sont très difficiles à déchiffrer sans la clé de l’argot employé. Même l’oralisation de ces deux textes, - exercice que je vous invite à réaliser pour apprécier la sonorité et toute la force et la richesse des mots employés – ne permet que d’en deviner le sens général. Heureusement pour nous, d’éminents spécialistes sont parvenus à traduire ces textes. Vous trouverez, à la fin de ces deux textes, le lien avec le document extraordinaire qui révèle cette traduction, enrtichie de toutes les explications sur le vocabulaire et les expressions, décortiqués mot à mot.

L’Epitaphe, Ballade des pendus

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci,
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six,
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça
dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Se frères vous clamons, pas n’en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas le sens rassis
Excusez nous, puis que sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a debués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis ;
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis;
Puis ça, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetez d’oiseaux que dès à coudre,
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maîtrie,
Gardez qu’Enfer n’aie de nous seigneurie.
A lui n’avons que faire ni que soudre.
Hommes, ici n’aient point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Ballade 1 en Jargon de François Villon

A Parouart le grant mathegaudie
Ou accolez sont duppez et noirciz
Et par les anges suivans la paillardie
Sont greffiz et prins cinq ou six
La sont bleffleurs au plus hault bout assis
Pour le eviage et bien hault mis au vent
Escheques moy tost ces coffres massis
Car vendengeurs des ances circoncis
S'en brouent du tout a neant
Eschec eschec pour le fardis.

Broues moy sur ces gours passans
Advises moy bien tost le blanc
Et pictonnes au large sus les champs
Qu'au mariage ne soiez sur le banc
Plus qu'un sac n'est de plastre blanc
Si gruppes estes des carieux
Rebignes moy tost ces enterveux
Et leur monstres destrois le bris
Qu'enclaves ne soies deux et deux
Eschec eschec pour le fardis.

Plantes aux hurmes vos picons
De paour des bisans si tres durs
Et aussi d'estre sur les joncs
Enmahes en coffres en gros murs
Escharices ne soies point durs
Que le grand Can ne vous face essorez
Songears ne soies pour dorez
Et babignes tousjours aux ys
Des sires pour les desbouses
Eschec, eschec pour le fardis.

Prince froart des arques petis
L'un des sires si ne soit endormis
Luez au bec que ne soies greffiz
Et que vos emps n'en aient du pis
Eschec, eschec pour le fardis

Ballade II en Jargon de François Villon

Coquillars en aruans a ruel
Men ys vous chante que gardes
Que n'y laissez et corps et pel
Qu'on fist de Collin l'escailler
Devant la roe babiller
Il babigna pour son salut
Pas ne scavoit oingnons peller
Dont l'amboureux luy rompt le suc.

Changes voz andosses souvent
Et tires tout droit au temple
Et eschiques tost en brouant
Qu'en la jarte ne soiez emple
Montigny y fut par exemple
Bien ataches au halle grup
Et y jargonnast il le tremple
Dont l'ambourex luy rompt le suc.

Gailleurs bien faitz en piperie
Pour ruer les ninars au loing
A l'asault tost sans suerie
Que les mignons ne soient au gaing
Farciz d'un plumbis a coing
Qui griffe au gard le duc
Et de la dure si tres loing
Dont l'ambourex luy rompt le suc.

Prince, arriere du ruel
Et n'eussies vous denier ne pluc
Qu'au giffle ne laissez l'appel
Pour l'ambourex qui rompt le suc.

Une excellente étude de Ionela Manolesco, intitulée « Quatre Ballades de Villon en jargon traduites en français moderne », permet d’approcher ce langage haut en couleur et riche en métaphores. Traduction des ballades I, II, VI, IX. Études françaises, vol. 16, n° 1, 1980, p. 71-107.   http://id.erudit.org/iderudit/036706ar

Outre l’emploi d’une langue spécifique, que seuls les initiés pouvaient comprendre, les gueux possédaient une organisation, calquée sur celle des merciers. Cette organisation plonge ses origines dans l’histoire.

D’après les ouvrages précités, la corporation des gueux et mercelots s’était modelée sur la grande corporation des merciers dont elle avait emprunté le langage et l’organisation. L'ouvrage de Pechon de Ruby publié à Lyon à la toute fin du XVIe siècle, est une description de la vie, plus ou moins romancée, de l'auteur parmi les mercelots auxquels il a été affilié. Il nous en décrit la vie, l'organisation, et surtout le langage. Il s'agit d'une corporation possédant une hiérarchie rigoureusement observée avec des échelons stricts correspondant à des niveaux d’initiations, des métiers et des « droits », avec ses apprentis (péchons), ses compagnons (blesches), ses maîtres (coesres) réunis sous l'autorité du Grand Coesre (Le Roi des Gueux), lui-même assisté de lieutenants provinciaux, ou cagous. Ces aventures, vécues sur le « trimard » ont, dans plus d'un passage, un réel accent de vérité.
On distinguait ainsi : les Pechons ou apprentis ; les Blesches, qui correspondent au premier degré d’initiation, au métier de petit mercier ou mercelot, qui ne pouvaient vendre que des marchandises au détail sur de petits éventaires suspendus à  leur col. De fait, ce sont des marchands ambulants, ou plutôt de faux marchands en rupture de mercerie et qui, sous le couvert de leur métier, pratiquent toutes sortes de vols et d'escroqueries ; les Coesmes, Coesmelotiers ou Coesmelotiers huré, merciers en titre, jouissant de la plénitude de l’initiation, c'est-à-dire du droit de porter balle sur leurs épaules et de vendre des marchandises à la grosse. Ces trois degrés, apprenti, petit mercier, gros mercier, sont communs à l’ordre des gueux et à la corporation de la véritable mercerie.
Viennent ensuite trois ordres supérieurs dont les fonctions et les titres appartiennent en propre aux Gueux : 

Les cagous, chefs de province ou pasquelin, chargés de la police des gueux en chaque province du royaume et de l’instruction des novices. Cette instruction consistait à mendier selon les règles de l’art, à simuler des plaies et des maladies, à endormir la vigilance des chiens de garde au moyen de certaines drogues, enfin à exécuter mille tours industrieux pour s’approprier le bien d’autrui. Les cagous exerçaient leur autorité de chefs de province comme lieutenants du grand Coesre, chef suprême de la confrérie des gueux.

Les archisuppôts, dénués de puissance exécutive, mais marchant à l’égal des cagous et ne relevant que du Grand Coesre, composaient le collège des prêtres et des savants de la confrérie. C’étaient, pour la plupart, des écoliers débauchés et des clercs dissolus ou interdits, charger d’enseigner le Jargon, de le retrancher et le réformer à leur guise. Ils jouissaient, comme les cagous, du privilège de travailler où et comme ils voulaient, sans rien payer au Grand Coesre.

Le grand Coesre, chef suprême investi de pouvoir absolu, était élu chaque année par les Etats généraux de la corporation et indéfiniment rééligible. « Le grand Coesre, dit Sauval, prend quelquefois le nom de Roi de Thunes, à cause d’un scélérat appelé de la sorte, qui fut roi trois ans de suite, et qui se faisait traîner par deux grands chiens dans une petite charrette, et mourut à Bordeaux sur une roue. » (Antiquités de Paris, I, p.514). Montaigne connaissait cette organisation des Gueux qui, de son temps, avait, dit-il, « leurs dignitez et ordres politiques » (Essais, livre XIII, chapitre XIII). Nul ne pouvait être élu grand Coesre qu’il n’eût été cagou ou archisuppôt. Tout membre de la confrérie devait un tribut annuel au grand Coesre, outre certains droits et redevances en nature. Les hardes et l’argent des gueux qui refusaient de reconnaître son autorité étaient confisqués à son profit, et les Etats généraux punissaient les récalcitrants de peines corporelles….

Après deux siècles « classiques », les XVIIe et XVIIIe siècles, marqués par la quasi absence des gueux dans la littérature dite « noble » - ils restent cependant bien présents dans les fables, les contes, les nouvelles et quelques romans de terroirs-, le XIXe siècle va les redécouvrir et la littérature écrire quelques unes de ses plus belles pages à leur sujet. Que l’on songe aux Misérables de Victor Hugo ou aux Mystères de Paris d’Eugène Sue pour ne parler que des deux plus connus.

Leur langage si particulier va tout naturellement venir qualifier les personnages des gueux, les auteurs n’hésitant pas à fouiller dans les ouvrages de références du passé (Victor Hugo pour composer Notre-Dame de Paris), à faire appel à leur mémoire et leur vécu (Victor Hugo encore pour Les Misérables) ou bien à s’immerger quelques temps au cœur des quartiers misérables et des populations de marginaux qui les peuplent afin de s’imprégner de leurs personnalités, de leurs us et coutumes, enfin de leurs idiomes, expressions et vocabulaires singuliers, l’argot (Eugène Sue pour écrire Les Mystères de Paris).

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Notre-Dame de Paris va mettre en scène les gueux et leur chef, Clopin Trouillefou, « roi de Thunes, successeur du grand Coësre, suzerain suprême du royaume de l'argot » dans des scènes qui sont conformes aux connaissances issues des descriptions de contemporains (Cf. plus haut). Le passage ci-après illustre parfaitement ce propos.

Grégoire s’est égaré au cœur de la cours des miracles et est capturé par un aveugle, un boiteux et un cul de jatte qui, après une course-poursuite, s’en sont saisis. 

[…]
   Autour d'un grand feu qui brûlait sur une large dalle ronde, et qui pénétrait de ses flammes les tiges rougies d'un trépied vide pour le moment, quelques tables vermoulues étaient dressées çà et là, au hasard, sans que le moindre laquais géomètre eût daigné ajuster leur parallélisme ou veiller à ce qu'au moins elles ne coupassent pas à des angles trop inusités. Sur ces tables reluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient force visages bachiques, empourprés de feu et de vin. C'était un homme à gros ventre et à joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, épaisse et charnue. C'était une espèce de faux soldat, un narquois, comme on disait en argot, qui défaisait en sifflant les bandages de sa fausse blessure, et qui dégourdissait son genou sain et vigoureux, emmaillotté depuis le matin dans mille ligatures. Au rebours, c'était un malingreux qui préparait avec de l'éclairé et du sang de bœuf sa jambe de Dieu du lendemain.
   Deux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet de pèlerin, épelait la complainte de sainte Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait une leçon d'épilepsie d'un vieux sabouleux qui lui enseignait l'art d'écumer en mâchant un morceau de savon. A côté, un hydropique se dégonflait, et faisait boucher le nez à quatre ou cinq larronnesses, qui se disputaient à la même table un enfant volé dans la soirée. Toutes circonstances qui, deux siècles plus tard, semblèrent si ridicules à la cour, comme dit Sauval, qu'elles servirent de passe-temps au roi et d'entrée au ballet royal de la Nuit, divisé en quatre parties et dansé sur le théâtre du Petit-Bourbon. « Jamais, ajoute un témoin oculaire de 1653, les subites métamorphoses de la Cour des Miracles n'ont été plus heureusement représentées. Benserade nous y prépara par
des vers assez galants. »
   Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène. Chacun tirait à soi, glosant et jurant sans écouter le voisin. Les pots trinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots ébréchés faisaient déchirer les haillons. 
  Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques enfants étaient mêlés à cette orgie. L'enfant volé, qui pleurait et criait. Un autre, gros garçon de quatre ans, assis les jambes pendantes sur un banc trop élevé, ayant de la table jusqu'au menton, et ne disant mot. Un troisième étalant gravement avec son doigt sur la table le suif en fusion qui coulait d'une chandelle. Un dernier, petit, accroupi dans la boue, presque perdu dans un chaudron qu'il raclait avec une tuile, et dont il tirait un son à faire évanouir Stradivarius.
   Un tonneau était près du feu, et un mendiant sur le tonneau. C'était le roi sur son trône.
   Les trois qui avaient Gringoire l'amenèrent devant ce tonneau, et toute la bacchanale fit un moment silence, excepté le chaudron habité par l'enfant.
   Gringoire n'osait souffler ni lever les yeux.
   — Hombre, quita tu sombrero !  dit l'un des trois drôles à qui il était ; et avant qu'il eût compris
ce que cela voulait dire, l'autre lui avait pris son chapeau. Misérable bicoquet, il est vrai,
mais bon encore un jour de soleil ou un jour de pluie. Gringoire soupira.
   Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole.
   «  Qu'est-ce que c'est que ce maraud ? »
   Gringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentuée par la menace, lui rappela une autre voix qui le matin même avait porté le premier coup à son mystère, en nasillant au milieu de l'auditoire : la charité, s'il vous plaît ! Il leva la tête. C'était en effet Clopin Trouillefou. 
  

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Clopin Trouillefou, revêtu de ses insignes royaux, n'avait pas un haillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait déjà disparu. Il portait à la main un de ces fouets à lanières de cuir blanc dont se servaient alors les sergents à verge pour serrer la foule, et que l'on appelait boullayes. Il avait sur la tête une espèce de coiffure cerclée et fermée par le haut ; mais il était difficile de distinguer si c'était un bourrelet d'enfant ou une couronne de roi, tant les deux choses se ressemblent.
   Cependant Gringoire, sans savoir pourquoi, avait repris quelque espoir en reconnaissant dans le roi de la Cour des Miracles son maudit mendiant de la grand'salle.
   «  Maître, balbutia-t-il…. Monseigneur…. Sire…. comment dois-je vous appeler ? » dit-il enfin, arrivé au point culminant de son crescendo, et ne sachant plus comment monter ni redescendre.
   — Monseigneur, Sa Majesté, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras. Mais dépêche. Qu'as-tu à dire pour ta défense ?
   — Pour ta défense ? pensa Gringoire, ceci me déplaît. » Il reprit en bégayant : ce je suis celui qui ce matin…
   — Par les ongles du diable ! interrompit Clopin, ton nom, maraud, et rien de plus. Écoute. Tu es devant trois puissants souverains : moi, Clopin Trouillefou, roi de Thunes, successeur du grand Coësre, suzerain suprême du royaume de l'argot ; Mathias Hungadi Spicali, duc d'Egypte et de Bohême, ce vieux jaune que tu vois là avec un torchon autour de la tête ; Guillaume Rousseau, empereur de Galilée, ce gros qui ne nous écoute pas et qui
caresse une ribaude. Nous sommes tes juges. Tu es entré dans le royaume d'argot sans être argotier, tu as violé les privilèges de notre ville. Tu dois être puni, à moins que tu ne sois capon, franc-mitou ou rifodé, c'est-à-dire, dans l'argot des honnêtes gens, voleur, mendiant ou vagabond. Es-tu quelque chose comme cela ? Justifie-toi ; décline tes qualités.
   — Hélas ! dit Gringoire, je n'ai pas cet honneur. Je suis l'auteur…
   — Cela suffit, reprit Trouillefou, sans le laisser achever. Tu vas être pendu. Chose toute simple, messieurs les
clopin
honnêtes bourgeois ! comme vous traitez les nôtres chez vous, nous traitons les vôtres chez nous. La loi que vous faites aux truands, les truands vous la font. C'est votre faute si elle est méchante. Il faut bien qu'on voie de temps en temps une grimace d'honnête homme au-dessus du collier de chanvre ; cela rend la chose honorable. Allons, l'ami, partage gaiement tes guenilles à ces demoiselles. Je vais te faire pendre pour amuserles truands, et tu leur donneras ta bourse pour boire. Si tu as quelque momerie à faire, il y a là-bas dans l'égrugeoir un très-bon Dieu le Père, en pierre, que nous avons volé à Saint-Pierre aux Bœufs. Tu as quatre minutes
pour lui jeter ton âme à la tête. »
   La harangue était formidable.
   " Bien dit, sur mon âme ! Clopin Trouillefou prêche comme un saint-père le pape, s'écria l'empereur de Galilée en cassant son pot pour étayer sa table.
   — Messeigneurs les empereurs et rois, dit Gringoire avec sang-froid (car je ne sais comment la fermeté lui était revenue, et il parlait résolument), vous n'y pensez pas ; je m'appelle Pierre Gringoire, je suis le poète dont on a représenté ce matin une moralité dans la grand'salle du Palais.
   — Ah ! c'est toi, maître ! dit Clopin. J'y étais, par la tête-Dieu ! Eh bien ! camarade, est-ce une raison, parce que tu nous à ennuyés ce matin, pour ne pas être pendu ce soir ?
   — J'aurai de la peine à m'en tirer, » pensa Gringoire. Il tenta pourtant encore un effort, " Je ne vois pas pourquoi, dit-il, les poètes ne sont pas rangés parmi les truands. Vagabond, Aesopus le fut ; mendiant, Homerus le fut ; voleur, Mercurius l'était... »
   Clopin l'interrompit : ce je crois que tu veux nous matagraboliser avec ton grimoire. Pardieu, laisse-toi pendre, et pas tant de laçons.
   — Pardon, monseigneur le roi de Thunes, répliqua Gringoire, disputant le terrain pied à pied. Cela en vaut la peine. Un moment ! Écoutez-moi vous ne me condamnerez pas sans m'entendre »
   Sa malheureuse voix, en effet, était couverte par le vacarme qui se faisait autour de lui. Le petit garçon raclait son chaudron avec plus de verve que jamais ; et pour comble, une vieille femme venait de poser sur le trépied une poêle pleine de graisse, qui glapissait au feu avec un bruit pareil aux cris d'une troupe d'enfants, qui poursuit un masque.
   Cependant Clopin Trouillefou parut conférer un moment avec le duc d'Egypte et l'empereur de Galilée, lequel était complètement ivre. Puis il cria aigrement : " Silence donc ! » et comme le chaudron et la poêle à frire ne l'écoutaient pas et continuaient leur duo, il sauta à bas de son tonneau, donna un coup de pied dans le
chaudron, qui roula à dix pas avec l'enfant, un coup de pied dans la poêle, dont toute la graisse
se renversa dans le feu, et il remonta gravement sur son trône, sans se soucier des pleurs étouffés de l'enfant, ni des grognements de la vieille, dont le souper s'en allait en belle flamme blanche.
   Trouillefou fit un signe, et le duc, et l'empereur, et les archisuppôts et les cagoux vinrent se ranger autour de lui en un fer-à-cheval, dont Gringoire, toujours rudement appréhendé au corps, occupait le centre. C'était un demi-cercle de haillons, de guenilles, de clinquant, de fourches, de haches, de jambes avinées, de gros bras nus, de figures sordides, éteintes et hébétées. Au milieu de cette table ronde de la gueuserie, Clopin Trouillefou, comme le doge de ce sénat, comme le roi de cette pairie, comme le pape de ce conclave, dominait, d'abord de toute la hauteur de son tonneau, puis de je ne sais quel air hautain, farouche et formidable qui faisait pétiller sa prunelle et corrigeait dans son sauvage profil le type bestial de la race truande. On eût dit une hure parmi des groins.
   — Écoute, dit-il à Gringoire en caressant son menton difforme avec sa main calleuse ; je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas pendu. Il est vrai que cela a l'air de te répugner ; et c'est tout simple : vous autres bourgeois, vous n'y êtes pas habitués. Vous vous faites de la chose une grosse idée. Après tout, nous ne te voulons pas de mal. Voici un moyen de te tirer d'affaire pour le moment. Veux-tu être des nôtres? »
   On peut juger de l'effet que fit cette proposition sur Gringoire, qui voyait la vie lui échapper et commençait à lâcher prise. Il s'y rattacha énergiquement.
   " Je le veux, certes, bellement, dit-il.
   — Tu consens, reprit Clopin, à t’enrôler parmi les gens de la petite flambe ?
   — De la petite flambe, précisément, répondit Gringoire.
   — Tu te reconnais membre de la franche bourgeoisie ? reprit le roi de Thunes.
l-h-deathclopin1844

   — De la franche bourgeoisie.
   — Sujet du royaume d'argot ?
   — Du royaume d'argot.
   — Truand ?
   — Truand.
   — Dans l'âme ?
   — Dans l'âme.
   — Je te fais remarquer, reprit le roi, que tu n'en seras pas moins pendu pour cela.
   — Diable ! dit le poète.
   — Seulement, continua Clopin imperturbable, tu seras pendu plus tard, avec plus de cérémonie, aux frais de la bonne ville de Paris, à un beau gibet de pierre, et par les honnêtes gens. C'est une consolation.
   — Comme vous dites, répondit Gringoire.
   — Il y a d'autres avantages. En qualité de franc bourgeois, tu n'auras à payer ni boues, ni pauvres, ni lanternes, à quoi sont sujets les bourgeois de Paris.
   — Ainsi soit-il, dit le poète. Je consens. Je  suis truand, argotier, franc bourgeois, petite flambe, tout ce que vous voudrez ; et j'étais tout cela d'avance, monsieur le roi de Thunes, car je suis philosophe ; et omnia in philosophia, omnes in philosopho continentur, comme vous savez. »
   Le roi de Thunes fronça le sourcil.

   — Pour qui me prends-tu, l'ami ? Quel argot de juif de Hongrie nous chantes-tu là ? Je ne sais pas l'hébreu. Pour être bandit, on n'est pas juif. Je ne vole même plus, je suis au-dessus de cela, je tue. Coupe-gorge, oui ; coupe-bourse, non. »
   Gringoire tâcha de glisser quelque excuse à travers ces brèves paroles que la colère saccadait de plus en plus. 

  " Je vous demande pardon, monseigneur. Ce n'est pas de l'hébreu, c'est du latin.
   — Je te dis, reprit Clopin avec emportement, que je ne suis pas juif, et que je te ferai pendre, ventre de synagogue ! ainsi que ce petit marcandier  de Judée qui est près de toi, et que j'espère bien voir clouer un jour sur un comptoir, comme une pièce de fausse monnaie qu'il est ! »
   En parlant ainsi, il désignait du doigt le petit juif hongrois barbu, qui avait accosté Gringoire de son facitote carilatem, et qui, ne comprenant pas d'autre langue, regardait avec surprise la mauvaise humeur du roi de Thunes déborder sur lui.
   Enfin, monseigneur Clopin se calma.
   — Maraud, dit-il à notre poète, tu veux donc être truand ?
   — Sans doute, répondit le poète.
   — Ce n'est pas le tout de vouloir, dit le bourru Clopin ; la bonne volonté ne met pas un oignon de plus dans la soupe, et n'est bonne que pour aller en paradis; or, paradis et argot sont deux. Pour être reçu dans l'argot, il faut que tu prouves que tu es bon à quelque chose, et pour cela que tu fouilles le mannequin.

   — Je fouillerai, dit Gringoire, tout ce qu'il vous plaira. »
   Clopin fit un signe. Quelques argotiers se détachèrent du cercle et revinrent un moment après. Ils apportaient deux poteaux terminés à leur extrémité inférieure par deux spatules en charpente, qui leur faisaient prendre aisé- ment pied sur le sol ; à l'extrémité supérieure des deux poteaux ils adaptèrent une solive transversale, et le tout constitua une fort jolie potence portative que Gringoire eut la satisfaction de voir se dresser devant lui en un clin d'oeil.

   Rien n'y manquait, pas même la corde qui se balançait gracieusement au-dessous de la traverse.
   " Où veulent-ils en venir ? » se demanda Gringoire avec quelque inquiétude. Un bruit de sonnettes qu'il entendit au même moment mit fin à son anxiété ; c'était un mannequin que les truands suspendaient par le cou à la corde, espèce d'épouvantail aux oiseaux, vêtu de rouge, et tellement chargé de grelots et de clochettesqu'on eût pu en harnacher trente mules castillanes. Ces mille sonnettes frissonnèrent quelque temps aux oscillations de la corde, puis s'éteignirent peu à peu, et se turent enfin, quand le mannequin eut été ramené à l'immobilité par cette loi du pendule qui a détrôné la clepsydre et le sablier.
   Alors Clopin, indiquant à Gringoire un vieil escabeau chancelant, placé au-dessous du mannequin :
   " Monte là-dessus.
  — Mort-diable, objecta Gringoire, je vais me rompre le cou. Votre escabelle boite comme un distique de Martial ; elle a un pied hexamètre et un pied pentamètre. 
  — Monte, » reprit Clopin.
   Gringoire monta sur l'escabeau, et parvint, non sans quelques oscillations de la tête et des bras, à y retrouver

VENNE, Adriaen Pietersz
son centre de gravité.
   " Maintenant, poursuivit le roi de Thunes, tourne ton pied droit autour de ta jambe gauche et dresse-toi sur la pointe du pied gauche.
   — Monseigneur, dit Gringoire, vous tenez donc absolument à ce que je me casse quelque membre ? » .
   Clopin hocha la tête.
   " Écoute, l'ami, tu parles trop. Voilà en deux mots de quoi il s'agit : tu vas te dresser sur la pointe du pied, comme je te le dis ; de cette façon tu pourras atteindre jusqu'à la poche du mannequin ; tu y fouilleras ; tu en
tireras une bourse qui s'y trouve ; et si tu fais tout cela sans qu'on entende le bruit d'une sonnette, c'est bien ; tu seras truand. Nous n'aurons plus qu'à te rouer de coups pendant huit jours.
   — Ventre-Dieu ! je n'aurai garde, dit Gringoire. Et si je fais chanter les sonnettes ?
   — Alors tu seras pendu. Comprends-tu ?
   — Je ne comprends pas du tout, répondit Gringoire.
   — Écoute encore une fois. Tu, vas fouiller le mannequin et lui prendre sa bourse ; si une seule sonnette bouge dans l'opération, tu seras pendu. Comprends-tu cela ?
   — Bien, dit Gringoire ; je comprends cela. Après ?
   — Si tu parviens à enlever la bourse sans qu'on entende les grelots, tu es truand, et tu seras roué de coups pendant huit jours consécutifs.Tu comprends sans doute, maintenant?
   — Non, monseigneur; je ne comprends plus. Où est mon avantage? pendu dans un cas, battu dans l'autre ?
   — Et truand, reprit Clopin, et truand, n'est-ce rien ? C'est dans ton intérêt que nous te battrons, afin de t'endurcir aux coups.
  — Grand merci, répondit le poète
  — Allons, dépêchons, dit le roi en frappant du pied sur son tonneau, qui résonna comme une grosse caisse. Fouille le mannequin, et que cela finisse. Je t'avertis une dernière fois que si j'entends un seul grelot, tu prendras la place du mannequin. »
   La bande des argotiers applaudit aux paroles de Clopin, et se rangea circulairement autour de la potence, avec un rire tellement impitoyable que Gringoire vit qu'il les amusait trop pour n'avoir pas tout à craindre d'eux. Il ne lui restait donc plus d'espoir, si ce n'est la frêle chance de réussir dans la redoutable opération qui lui était imposée ; il se décida à la risquer, mais ce ne fut pas sans avoir adressé d'abord une fervente prière au mannequin qu'il allait dévaliser, et qui eût été plus facile à attendrir que les truands. Cette myriade de sonnettes avec leurs petites langues de cuivre lui semblaient autant de gueules d'aspics ouvertes, prêtes à mordre et à siffler.
   « Oh ! disait-il tout bas, est-il possible que ma vie dépende de la moindre des vibrations du moindre de ces grelots ? Oh ! ajoutait-il les mains jointes, sonnettes, ne sonnez pas ! clochettes, ne clochez pas ! grelots, ne grelottez pas ! »
   Il tenta encore un effort sur Trouillefou.
   " Et s'il survient un coup de vent ? lui demanda-t-il.
   — Tu seras pendu, » répondit l'autre sans hésiter.
   Voyant qu'il n'y avait ni répit, ni sursis, ni faux-fuyant possible, il prit bravement son parti ; il tourna son pied droit autour de son pied gauche, se dressa sur son pied gauche, et étendit le bras..... mais au moment où il touchait le mannequin, son corps, qui n'avait plus qu'un pied, chancela sur l'escabeau, qui n'en avait que trois ; il voulut machinalement s'appuyer au mannequin, perdit l'équilibre et tomba lourdement sur la terre, tout assourdi par la fatale vibration des mille sonnettes du mannequin, qui, cédant à l'impulsion de sa main, décrivit d'abord une rotation sur lui-même, puis se balança majestueusement entre les deux poteaux.
   " Malédiction ! » cria-t-il en tombant, et il resta comme mort, la face contre terre.
   Cependant il entendait le redoutable carillon au-dessus de sa tête, et le rire diabolique des truands, et la voix de Trouillefou, qui disait :
   " Relevez-moi le drôle, et pendez-le-moi rudement. »
   Il se leva. On avait déjà décroché le mannequin pour lui faire place.
   Les argotiers le firent monter sur l'escabeau. Clopin vint à lui, lui passa la corde au cou, et, lui frappant sur l'épaulé : «  Adieu ! l'ami. Tu ne peux plus échapper maintenant, quand même tu digérerais avec les boyaux
du pape… »
   Le mot grâce expira sur les lèvres de Gringoire. Il promena ses regards autour de lui ; mais aucun espoir : tous riaient.
   «  Bellevigne de l'Étoile, dit le roi de Thunes à un énorme truand, qui sortit des rangs, grimpe sur la traverse. »
   Bellevigne de l'Étoile monta lestement sur la solive transversale, et au bout d'un instant, Gringoire, en levant les yeux, le vit avec terreur accroupi sur la traverse au-dessus de sa tête...
   « Maintenant, reprit Clopin Trouillefou, dès que je frapperai des mains, Andry le Rouge, tu jetteras l'escabelle à terre d'un coup de genou ; François Chante-Prune, tu te pendras aux pieds du maraud ; et toi, Bellevigne, tu te
jetteras sûr ses épaules ; et tous trois à la fois, entendez-vous ?»
   Gringoire frissonna.
   «  Y êtes-vous ? » dit Clopin Trouillefou aux trois argotiers prêts à se précipiter sur Gringoire. Le pauvre patient eut un moment d'attente horrible, pendant que Clopin repoussait tranquillement du bout du pied dans le feu quelques brins de sarment que la flamme n'avait pas gagnés, « Y êtes-vous ? » répéta-t-il, » et il ouvrit ses mains pour frapper. Une seconde de plus, c'en était fait.
   Mais il s'arrêta, comme averti par une idée subite.
   " Un instant, dit-il ; j'oubliais ! Il est d'usage que nous ne pendions pas un homme sans demander s'il y a une femme qui en veut. Camarade, c'est ta dernière ressource. Il faut que tu épouses une truande ou la corde. »
   Cette loi bohémienne, si bizarre qu'elle puisse sembler au lecteur, est aujourd'hui encore écrite tout au long dans la vieille législation anglaise. Voyez Burington's Observations.
   Gringoire respira. C'était la seconde fois qu'il revenait à la vie depuis une demi-heure. Aussi n'osait-il trop s'y fier.
   " Holà ! cria Clopin remonté sur sa futaille, holà ! femmes, femelles, y a-t-il parmi vous, depuis la sorcière jusqu'à sa chatte, une ribaude qui veuille de ce ribaud ? Holà, Colette la Charonne ! Elisabeth Trouvain ! Simone Jodouyne ! Marie Piédebou ! Thonne la Longue ! Bérarde Fanouel ! Michelle Genaille ! Claude Ronge-oreille ! Mathurine Girorou ! Holà ! Isabeau la Thierrye ! Venez et voyez ! un homme pour rien ! qui en veut ? »
   Gringoire, dans ce misérable état, était sans doute peu appétissant. Les truandes se montrèrent médiocrement touchées de la proposition. Le malheureux les entendit répondre : " Non ! non ! pendez-le, il y aura du plaisir pour toutes. »
   Trois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer. La première était une grosse fille à face carrée. Elle examina attentivement le pourpoint déplorable du philosophe. La souquenille était usée et plus trouée qu'une poêle à griller des châtaignes. La fille fit la grimace. " Vieux drapeau ! » grommela-t-elle, et s'adressant à Gringoire : " Voyons ta cape ? — Je l'ai perdue, dit Gringoire. — Ton chapeau? — On me l'a pris. — Tes souliers ? — Ils commencent à n'avoir plus de semelles. — Ta bourse ? — Hélas ! bégaya Gringoire, je n'ai pas un denier parisis. — Laisse-toi pendre, et dis merci ! » répliqua la truande en lui tournant le dos.
   La seconde, vieille, noire, ridée, hideuse, d'une laideur à faire tache dans la Cour des Miracles, tourna autour de Gringoire. Il tremblait presque qu'elle ne voulût de lui. Mais elle dit entre ses dents : «  Il est trop maigre, » et s'éloigna.
   La troisième était une jeune fille, assez fraîche et pas trop laide, — Sauvez-moi ! — lui dit à voix basse le pauvre diable. Elle le considéra un moment d'un air de pitié, puis baissa les yeux, fit un pli à sa jupe, et resta indécise. Il suivait des yeux tous ses mouvements ; c'était la dernière lueur d'espoir. — Non, dit enfin la jeune fille, non ! Guillaume Longue-joue me battrait. — Elle rentra dans la foule.  […]

Livre 1 chapitre V, SUITE DES INCONVENIENTS

NOTRE-DAME DE PARIS -1831.
Victor Hugo (1802-1885)

   Avec Les Mystères de Paris, Eugène Sue produit, entre juin 1842 et octobre 1843  une œuvre majeure, publiée sous forme de feuilleton, qui teint en haleine durant plus d’un an des centaines de milliers de lecteurs et d’illettrés qui se faisaient lire les chapitres dès leur parution dans le Journal des Débats. Avec cet ouvrage se constitue une certaine forme de conscience sociale. On dit même que la Révolution de 1848 est en partie née dans les pages des Mystères de Paris ou plutôt que le roman a créé le climat qui a permis cette révolution. Les Mystères de Paris  mettent en scène le petit peuple des bas-fonds de Paris, les successeurs des gueux, avec leur travers et leurs règles, leurs bassesses et leurs grandeurs, leurs coutumes et leur argot. Le Roi des Gueux se nomme ici le Chourineur, personnification apparente du mal, en fait recelant une part de bonté que Rodolphe, le héros de l’ouvrage, contribuera à réévler.

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Bien entendu, ce seront Les Misérables de Victor Hugo, roman historique, social et philosophique publié en 1862, qui, prolongeant son Discours sur la misère, publié en 1849, vont peindre de manière réaliste la société des gens humbles et de ceux que la société rejettent. Les pauvres, les truands, les bagnards, beaucoup victimes innocentes, constituent les vrais héros de cette fresque épique dans laquelle souffle un vent révolutionnaire.

A partir de là, la littérature populaire du XIXe siècle s’empare de la figure du gueux pour, peu à peu, dénoncer les excès de la société, ses injustices et ses bassesses, que ce soit dans le roman réaliste, dans le roman naturaliste et, bien entendu, dans le roman social. Une galerie de personnages traditionnels de bons vagabonds et de grands gueux, condamnés injustement à l’errance, rejetés et opprimés, subissant les assauts des éléments et, pire encore, ceux des hommes, se met peu à peu en scène. Que l’on songe à Guillaume le réfractaire, écrit en 1876 par Isidore Venet ou à Le Plus hardi des gueux publié en 1878  par Alfred Assolant, porteurs de valeurs comme le courage, la liberté et la justice. Cette littérature participe à l’édification d’une légende dorée des gueux, prolongée à la fin du siècle par des poètes comme Marcel Schwob qui produit une Etude sur l’Argot Français en 1889, à partir d’un travail sur l’argot des coquillards utilisé par François Villon (auquel il consacre une bibliographie enthousiaste) et des poèmes à la gloire des gueux, ou encore Auguste  Fourès, auteur de La Gueuserie : coureurs de grands chemins et batteurs de pavé, ouvrage à caractère ethnographique publié en 1889, qui constitue une galerie de portraits « des gueux qui passent par notre midi méridional ». Il présente ainsi les montreurs d’ours, les montreurs de bêtes, la femme-Hercule, les marionnettistes, la marchande de complaintes, la marchande d’histoire et ses livrets écrits et illustrés qu’elle vend pour « apprendre à lire aux enfants », mais aussi des gens du pays, des étrangers anglais, italiens,, des gitans, tous bohémiens nomades.

Les « poètes des pauvres » selon l’expression de Magne (Les poètes des pauvres, édité au Mercure de France en juin 1901), construisent leurs œuvres autour de la misère, de l’errance, et prennent la défense de ceux qui les vivent en leur donnant la parole. On trouve là rassemblés, parmi tant d’autres, Jean Richepin (La Chanson des Gueux, 1876 ; Truandailles, 1890), Aristide Bruant (Dans la rue, Poésies 1889-1895 ; Les Bas-fonds, 1897) et Gabriel Randon, dit Jehan Rictus (Les Soliloques du pauvre, 1895/1897 ; Le cœur populaire, 1914).

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Ce que dénonce avec virulence Jean Richepin (Truandailles, 1890)  comme Octave Mirbeau (dans la nouvelle intitulée  Sur la route, incluse dans le recueil La vache tachetée, 1921), c’est que l’on meurt anonymement à côté de ceux qui ont chaud. On retrouve les mêmes propos chez Guy de Maupassant dans la nouvelle “Le gueux” publiée en 1884 dans Contes et nouvelles, où le héros éponyme, mendiant et infirme, n’est plus un être humain mais seulement un être encombrant. Les gendarmes le rouent de coups, puis l’enferment dans une geôle. Il est une chose que l’on maltraite, que l’on l’oublie et qui s’efface : « Quand on vint pour l’interroger au petit matin, on le trouva mort sur le sol. Quelle surprise ! ». De même la fin de la nouvelle L’Aveugle, publiée en 1882 montre la profonde bêtise humaine qui fait réagir le narrateur, lui inspirant « un souvenir triste et une pensée mélancolique vers le gueux, si déshérité dans la vie que son horrible mort fut un soulagement pour tous ceux qui l’avaient connu ».

Jules Vallès dans Les Enfants du peuple, 1879 ou dans L’Insurgé 1886, par exemple et Octave Mirbeau dans ses écrits politiques, critiquent les institutions étatiques et la trahison des hommes politiques.

Pour Octave Mirbeau, l’État est le plus grand criminel « qui opprime, qui étouffe et qui écrase l’individu » (Le Gaulois, 25 février 1894) et tant qu’il existera, le vagabondage et la mendicité seront réprimés. La police et la justice participent à la criminalisation des classes populaires et ne représentent que l’intérêt d’une caste. Dans La Grève des électeurs, il dénonce le système politique bourgeois qui se prétend républicain et ne fait, dans les faits, qu’opprimer à son profit le peuple avec la bénédiction des électeurs moutonniers : Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est d’ailleurs pas en son pouvoir de te donner. [...] Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.

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Jules Vallès quant à lui, excelle aussi dans la dénonciation des rafles de pauvres et de miséreux et des crimes de la préfecture de Police, institution qui menace en permanence les libertés publiques. La société crée ainsi ses propres monstres, qui servent de boucs émissaires et de victimes expiatoires en temps de crise. Ceci est vrai de tout temps et reste malheureusement d’une pertinente actualité !

Laissons, pour finir, la parole à Jean Richepin pour célébrer ces « gens de rien » :

« [...] Mais cette révolte, je ne l’ai seulement pas exprimée ; cet amour que j’ai pour eux, je me suis gardé de le dire. Je sentais que cela pourrais effrayer, et je me suis tu. Je me suis contenté de faire vivre mes misérables, avec tous leurs vices, toutes leurs hontes, sans rien cacher, sans rien plaider pour ; et il faut croire que c’était encore trop puisqu’on m’en a puni. […] Et maintenant, (lecteur), feuillette ce livre abominable, pour te bien convaincre que je ne suis pas tant méprisable, quoique repris de justice et privé de mes droits civiques pour le reste de mes jours. Tu y rencontreras des cantilènes de mendiants, des ballades de baladeurs, des paysages, des coins de campagne, des bouts de rue, des petiots qui te demanderont l’aumône, des vieux, des marmiteux, des franche-canailles qui ont la main leste et la parole encore plus, mais aussi le cœur sur la main… » Jean Richepin, Préface à La Chanson des Gueux.  

A SUIVRE...

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