Magazine Culture

[Carte blanche] Une lettre de Fernand Verhesen à Marc Dugardin, à propos d'Alejandra Pizarnik

Par Florence Trocmé

Marc Dugardin a confié à Poezibao les extraits d'une lettre inédite (écrite sur trois jours) que lui avait envoyée Fernand Verhesen, qui fut le premier traducteur d'Alejandra Pizarnik (ce qui est souvent scandaleusement passé sous silence aujourd’hui.)

  
 
Bruxelles, le 12.11.06 
Cher Marc, 
 
(…) 
 
Les minutes que je grappille (une heure, par temps de paix !) me permettent parfois de croire (ou d’imaginer ?) que j’en fais par une sorte de miracle ces « lacunes scintillantes » ou ces « intervalles à vivre » dont parle quelque part Du Bouchet (dans Qui n’est pas tourné… ?) qui reste, avec Char et Dupin, mon compagnon. Et quelques autres, tout de même… Et parmi ceux-ci, outre Juarroz, Alfredo Silva Estrada notamment, Alejandra… La « présence » (dans le sens Bonnefoy) d’Alejandra est pour moi très singulière et, au fond, plutôt douloureuse car je n’ai jamais effacé le regret de n’avoir pas été la voir à Paris. J’ai toujours été extrêmement circonspect quant aux « rencontres » avec les poètes dont, ultérieurement, je peux regretter de n’avoir pas serré la main… 
 
 
 
Le 14 
 
Bien des choses à ajouter à propos de ces derniers mots. Peu importe. J’ai toujours eu l’impression qu’il y avait entre Alejandra Pizarnik et moi un silence qu’il fallait absolument éviter de rompre. Garder cette distance qui était en quelque sorte l’essentiel de notre approche réciproque. Ai-je cependant eu raison de ne pas aller la voir ?... Une rencontre eût pu dériver dans la pire banalité intervieweuse, de ma faute, et je n’ai pas eu le courage de prendre ce risque. Mais comment, il est vrai, à une terrasse de café par exemple pour débuter, se situer sans déchoir au niveau où j’aurais aimé me trouver d’emblée : là où à tout instant, me semblait-il, devait se tenir sur le fil, en équilibre terriblement précaire, le destin d’Alejandra… Je n’avais aucune raison d’imaginer de ma part fût-ce un indice de salut pour ce que confusément je devinais… D’ailleurs j’avais au fond de moi, sans réellement me l’exprimer, le sentiment qu’il fallait laisser se dérouler ce qu’il faut bien appeler une sorte de fatalité enlaçant Pizarnik en des sables mouvants dont rien au monde ne la délivrerait. Mais quelle (sic) était au fond d’elle-même ce qui l’entraînait inexorablement ? Une sorte de carence fondamentale ? Ou bien était-ce l’insoutenable perversité d’une culpabilité secrète et indélébile ? Des bifurcations dramatiques aux carrefours de son homosexualité ?  Un mot de Giacometti que je retrouve dans mes notes dit exactement me semble-t-il l’impasse de Pizarnik : « Je n’avance qu’en tournant le dos au but, je ne fais qu’en défaisant ».  La première proposition est la plus juste, et la plus lourde de sens. La seule possibilité qui paraissait s’offrir à Pizarnik consistait précisément à se dresser dos au mur du fond de l’impasse. Mais pourquoi n’avoir pas trouvé d’autre voie, au départ ? Mais à quel départ ? Y-a-t-il eu départ ? C’est sans doute là que se situe toute évidence hypothétique, ou simplement insensée… Il n’y avait pas d’ « extrêmes », pour elle, elle était dans l’extrême. La tension n’était pas entre, elle était au centre mobile et perpétuel, comme une pierre, faisceau d’ombre, annule l’espace quelle parcourt immobile. Elle figurait le « marcheur » de Giacometti, encore, mais aussi l’instant irréversible de Webern. Errante et démantelée, elle était la passante que guidait hors du monde une terrifiante et minuscule flamme intérieure. Tyrannique obsession d’étincelles acérées martelant un sol déchiré. Selon que s’amenuisaient ses possibilités de déplacement – pieds entravés – l’aire d’Alejandra semblait pulvériser toute frontière. Le poème s’inscrivait à la fois cercle de feu terriblement carcéral et, en son même instant, diamétralement étranger à toute ligne d’horizon. Non point pour autant vertical dans le sens juarrozien (encore que certaine filiation entre Pizarnik et Juarroz soit indéniable), mais abyssal. Dissolvant toute mesure, au contraire par exemple de Vieira da Silva tentant un arpentage récupérateur de l’espace, Alejandra s’engouffrait dans le Vide. Vertige du Vide. Non vraiment du Rien, car l’aire de survie s’était faite pour Alejandra insidieuse mais irrécusable rencontre avec la Mort. Ou plutôt sensible et sanglante saisie de son ombre même confondue avec celle de la Mort. Dès lors, l’offre du poème se détruisait  selon l’effet de son propre don. Rupture absolue, il ne laissait aucune chance à la blancheur de la page à jamais blessée. L’écriture ne pouvait miser que sur le silence aveuglant d’une parole foudroyée.  
 
 
 
Samedi 18 
 
J’aimerais, maintenant que grâce à toi j’ai pensé à Alejandra, relire ses textes, surtout Arbol de fuego mais aussi ses lettres. Impossible, puisque je vis ici à jamais loin de mes biblio (Bruxelles, Dion et surtout celle du Centre). Quelques livres, cependant, Montaigne, Merleau-Ponty, Maldiney, Garelli, Collot… et à partir de Rimbaud certains lieux d’oxygénation vitale… mais c’est tout. Et en effet, c’est peut-être tout !... 
(…) 
Fernand  
 
©Marc Dugardin


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines