Magazine Beaux Arts

Même heure, même endroit, dos à dos, face à face

Publié le 28 mai 2007 par Marc Lenot

à l’Abbaye de Maubuisson, jusqu’au 3 Septembre.

Une grande salle médiévale, avec, au centre, un écran double face. De chaque côté, chacun pour un public distinct, un film différent projeté, silencieux : pas d’interférence, pas de communication, deux mondes séparés, un pour chaque film, dos à dos. D’un côté, vous voyez une maison de thé de village, comme on en voit tant sur la route de la soie, celle-ci se trouve en Afghanistan. Des hommes mûrs en robes colorées devisent en buvant leur thé, assis, calmes, intemporels. On ne sait si c’est le conseil des vénérables d’un village paisible ou s’il s’agit d’une réunion secrète de talibans comploteurs. Pas de femmes bien sûr, parfois un enfant passe, un bélier broute. Au centre, une porte vers l’intérieur ouvre vers un autre monde. On aperçoit des ombres à peine visibles, des formes grises indistinctes qui s’agitent, comme en filigrane.

De l’autre côté, un immeuble de bureaux impersonnels accueillent des hommes et des femmes en costumes gris, pressés, affairés, la serviette pleine de dossiers à la main ; il s’agit d’un des immeubles bruxellois de l’Union Européenne. Aucune couleur dans cette grisaille, aucun répit dans cette précipitation brownienne. Au centre, une porte vers l’extérieur, la ville, un autre monde. On aperçoit des ombres à peines visibles, des formes colorées indistinctes qui restent immobiles, comme un filigrane.

Deux mondes qui n’ont rien en commun, à des kilomètres de distance, dans deux cultures, deux systèmes tout à fait différents, sans adhérence. Jusqu’au moment où toi, spectateur, tu t’impliques, tu t’engages, tu fais un pas en avant, un simple pas qui te fait entrer dans le faisceau de lumière du projecteur. Alors ton corps, massif ou fluet, s’interposant, va projeter une ombre sur l’écran, va occulter partiellement l’image projetée derrière toi. « Ton » film va bien disparaître, mais, au lieu de la zone noire et sans image que tu escomptais, c’est l’autre film, celui projeté de l’autre côté que tu vas maintenant voir dans cette zone. Ce que tu voyais précédemment comme des ombres indistinctes, c’était en fait cet autre film que tu ne pouvais voir, tant était dominant celui projeté de ton côté, tant son discours t’empêchait de percevoir l’autre. Ce qui n’était qu’en filigrane devient soudain réel, présent.

Car maintenant que tu as  fait ce geste volontaire, ce pas en avant, les eurocrates se retrouvent au cœur du village afghan, qu’ils semblent piétiner de leur suffisance : c’est en tout cas ce que la plupart des commentateurs ont vu. Mais on peut aussi voir, de l’autre côté, l’intrusion du monde afghan, sale, bruyant, pauvre, puant, dans l’univers aseptisé des bureaux bruxellois : cette intrusion, cette ingérence  rendent le tiers-monde présent, perceptible dans une organisation internationale qui ne s’en préoccupe que de loin. Ou peut-être est-ce l’irruption du terrorisme, talibans et al-Qaida, au cœur de nos valeurs européennes démocratiques ? En tout cas, deux mondes dos à dos, qui, par l’intervention du spectateur, par son pas en avant, soudain s’interpénètrent.  Et, puisque ce sont des ombres en filigrane qui soudain ont acquis du poids, de la réalité, rappelons-nous que le filigrane d’un billet, c’est ce qui l’authentifie, le rend réel, crédible. Un monde rend-il l’autre ainsi plus authentique ? 

A côté de cette installation, baptisée Doors, l’artiste russe Olga Kisseleva présente aussi deux films face à face, sur deux écrans muraux de part et d’autre d’une salle, Borders / No borders. Sur l’un, on voit des occidentaux faisant la queue à un contrôle d’aéroport, passeports, douanes, sécurité ; maladroits, gênés, ils stoppent un instant avant de repartir vers leur destination. En face, une danseuse indienne court sur un sol rayé de noir et de blanc. Libre, aérienne, elle ne connaît pas de contraintes, pas de frontières.

Dans cette exposition, aisément accessible de Paris, intitulée donc Même heure, même endroit, j’ai revu avec un très grand plaisir les vidéos de Grace Ndiritu montrées à Diva l’automne dernier. J’ai été de nouveau très impressionné par sa vidéo Desert Storm : Grace Ndiritu, nue, enveloppée dans un voile transparent, est sur un sol qui reproduit une carte du monde. Elle se tord dans tous les sens, ne peut rester immobile, ses bras et ses jambes se déchaînent. Est-ce du plaisir ? de la douleur ? Découvrant son pubis dans les premières secondes, nous ne verrons son regard qu’à la fin, regard dur et pénétrant (ci-dessus). C’est une danse chamanique énigmatique, une performance érotique et chaste. En bas défilent les noms des pays qui ont connu la guerre, Timor, Kosovo, Algérie, Palestine,.. La musique, lancinante, pure vient des Adrar des Ifora.

Les autres pièces montrées là (description plus complète ici) comprennent une installation un peu simpliste de Carlos Castillo, un Oval Office de Benoît Broisat bien conçu, mais qui n’a pas la force de sa Place Lizst, une vidéo aussi un peu trop évidente de la Coréenne Seulgi Lee, et une immense salle (ci-contre; décrite ici) occupée par Pascal Convert en hommage à Anna Politovskaïa, avec, entre autres, cette souche de chêne peinte à l’encre de chine sur un piano noir laqué : discutable. Mais, ne serait-ce que pour Grace Ndiritu et Olga Kisseleva, cette exposition mérite largement un périple en banlieue.

Photos de l’auteur.

Pascal Convert (copyright ADAGP: la photo de son installation sera retirée du site à la fin de l’exposition, conformément aux exigences de l’ADAGP, qui représente l’artiste).


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