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[Feuilleton] "Et si c'était cela vivre ? ", Claude Mouchard, 3

Par Florence Trocmé

29 juillet 2007 20h45 – À travers la vieille baie vitrée sont visibles des entrecroisements de branches, tiges, feuilles : ils ruissellent de pluie, plus ou moins loin, et diversement éclairés (avec des nuances de vert-brun, de mauve ou violet) par le jour qui baisse.  
Ce hasard des végétaux et de leurs croissances respectives (ou celui de mon regard, de ma position)  
 – tout est soudain si juste, à la dérobée, vibrant,  
accordé.  
Elle brûle, dans l’air tendrement acide (Pérugin), cette musicalité arbitraire, toujours neuve :  
elle est – plus qu’elle ne le fut jamais pour des humains, dans « notre » mais, nez contre la vitre, ce « nous », dans ce que je « me » dis, m’étouffe comme du biscuit fade acosmisme –  
une surprise  
incompréhensible.   
…………. 
 
1949-1950 ? quelque dimanche soir… : 
Vitres peintes en bleu (contre ce qui avaient été juin 44 attaques aériennes en pleine nuit)… demeurées longtemps comme aveuglées, éblouies par la lumière du soir.  
Odeurs – troublant le temps – de couleurs, souffles de silhouettes en ciment écorché, ou en métal noir et par places rouillé. 
Se découpent, dans la hâte de rentrer à la maison, sur le ciel orangé, 
un château d’eau, un gazomètre... 
 
Graffiti – apparus sur quel support ? – d’une dévorante séduction infantile : l’éblouissement de la guerre.  
…………. 
 
et du jaune velouté : les flancs irrégulièrement arrondis voire  
grumeleux de quelques coings encore sur l’arbre  
 
sensations (nov 09) dont aucune n’est vitale ni nécessaire mais qui, à travers leurs hasards, donnent ce dont il est terrible d’être (et spécialement par la haine organisée) privé …  
…………… 
 
« une merveille infiniment chère et douce »  
(une merveille à faire surgir en décrivant rien qu’allusivement ?)  
Leopardi, Zibaldone, (8 ?) j’ai noté ce passage dans un  
cahier de 91-92 il y a donc (aujourd’hui, en 2009) au moins  
dix-sept ans, et, sottement, sans autre identification…  
 
« … Décrivant en peu de touches, ne montrant que peu de chose de l’objet, [les Anciens] laissaient l’imagination errer dans le vague et l’indéterminé de ces idées enfantines qui naissent de l’ignorance du tout. Et une scène champêtre, par exemple, peinte par un poète antique en quelques traits et, pour ainsi dire, sans horizon, suscitait dans l’imagination ce céleste ondoiement d’idées floues et brillantes, d’un romanesque indéfinissable et d’une étrangeté, d’une merveille infiniment chère et douce, semblable à celle qui faisait les extases de notre enfance. »  
 
………. 
 
Reçue, l’adhésion à la vie – même si elle prend l’allure d’une simple et minimale apparence d’auto-approbation, même si elle n’est qu’un négligeable redoublement  
comme un ressaut vif-figé de pierre truitée sous de l’eau courante  
qui se sera formé jadis et qui doit se recréer, s’il se peut, tout au long d’une existence. 
  
Cette adhésion s’est engendrée et se réalimente dans la si fruste certitude qu’on fut et peut-être qu’on est encore fût-ce en dormant, joue contre quelque appui soutenu dans la vie et porté, dans la clarté, comme par une paume,  
: désiré, oui  – d’où ? par qui ou quoi ? –, être en vie  
………. 
 
De plusieurs femmes qui, à peine adolescentes, furent déportées (Anne-Lise Stern ?), je crois avoir lu ou entendu qu’elles eurent la certitude (avec confiance ? avec douleur ?) d’avoir à rapporter quelque chose à leur mère : leur vie.  
……….. 
 
« Quelque chose de blanc, d’infiniment blanc » 
: couleur de la terreur ? de la mort de tout lien, de la plus élémentaire confiance ? 
Je n’ai pas, me dis-je, la place, ici, de recopier un poème de Ritsos, qu’on ne peut lire sans ravage : un de ses poèmes de détention dans des camps. Il dit, s’infiltrant entre les prisonniers, la perte de la confiance la plus élémentaire… Et c’est un pâlissement de tout 
Le poème a d’abord dit comment l’un d’eux parut désirer parler : 
 
 […] Personne 
ne le croit plus ; ne le regarde plus – qu’il dise ce qu’il veut

 
Mais quand le poème en vient à former-formuler le non-rapport, c’est dans l’invention la plus précise, en images qui se moulent, avec une cruelle exactitude, sur l’impossibilité (« masque de verre » !) 
 
Non que nous ayons eu peur de cet apeuré – pas du tout. Une vitre 
plus haut, du cinquième étage, jetait sur lui une douce lueur ; 
lui éclairait le visage comme s’il portait un masque de verre. 
   Et nous 
alors nous portions les mains au visage comme pour nous cacher 
ou comme pour soutenir un mur qui penche. Entre nos doigts 
tombaient des morceaux de plâtre, des pierres, de la poussière, des pièces cuivrées ; 
nous nous baissions et les ramassions ; sans nous agenouiller devant lui. 
 
Alors vient le « blanc » : un calme  affreux?  
 
Et dans le miroir, en face, quelque chose de blanc, d’infiniment blanc – 
un vieux peigne en os dans un verre d’eau, 
et la lumière sereine de l’eau dans le verre, dans le miroir, dans l’air. 
     Yaros, 24.05.68  
………… 
 
Ousmane me parle de son grand-père maternel
(celui qui, après la mort du père à Nyala, avait accueilli la famille à la campagne, celui aussi – autres bribes de récits dans la cuisine – qui parlait avec la mère dans une langue qu’Ousmane ne comprenait pas, ce grand-père, enfin, qui mourut peu après la fuite d’Ousmane… d’où l’angoisse d’avoir laissé des femmes seules exposées à … quoi ?)  
et ce qui vient dans ses propos lents du temps, à la faveur des difficultés linguistiques, s’introduisant dans ses pensées, c’est une présence souvent silencieuse – mais qui parfois racontait des décennies anciennes, des parcours à travers l’Afrique.  
……….. 
 
Ousmane,
lui ai-je demandé un jour, qu’est-ce qui est beau pour toi ? 
(C’était avant qu’il repeigne ici avec presque des méditations préalables, avec tant de goût : nuances, plusieurs blancs, et de l’ocre pâle…) 
 
« C’est quand j’ai fait une chose, en bois, en terre, qui peut rester là dans la maison, et qu’on peut voir plusieurs fois, chacun, ma mère, mes sœurs... »  
……….. 
 
Sortir dans le jardin – dans une aube de mai pleine de brume.  
Vieille petite utopie d’une attention-bientôt-écriture lilliputienne : se ramifier dans le tout connu en rigoles de curiosité enfantine mi-sexuelle parmi de tendres chairs végétales, brillantes, perlant…  
afin de mieux guider, dans tous les rapports, replis, éboulis, des cohortes de petits insectes noirs identifiables mais toujours surprenants,  
afin d’insinuer des mots – pour… disparaître   
absorbé  (comme s’il allait se refermer, lèvre contre lèvre, tel qu’on pourrait enfin n’avoir jamais été) 
par le réel  
……… 
 
Depuis le seuil d’une maison crument éclairée au-dedans, quelqu’un  
crie  
 
crie à qui ? 
 
à un(e) enfant partant à vélo (phare de travers sur le garde-boue un halo ocre-rose va se mettre à tressauter sur le gravier luisant d’une route apparaissant à mesure cliquetis de chaîne qui déjà se fond dans le bruit d’une pluie noire battante) 
 
crie, d’une voix de colère :  
« Au moins, rentre vivant(e) ! » 
 
 
Suite lundi 2 avril 2012


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