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La philosophie interculturelle

Par Alaindependant

Le philosophe cubain de l’interculturalité. ARTICLE DANS L'HUMANITE

La philosophie interculturelle.  Penser autrement le monde, de Raul Fornet-Betencourt, préface de Fred Poché. Éditions de l’Atelier, 2011. 218 pages, 23 euros.  Raùl Fornet-Betancourt, philosophe cubain, est une figure importante  de cette pensée latino-américaine en plein essor, trop ignorée en France. Une traduction de son livre-programme La philosophie interculturelle (2001) nous est présentée et condense une problématique qui en Europe à son centre dans la Société de Philosophie Interculturelle fondée par l’auteur en Allemagne et active depuis 1992 (Aix-la Chapelle et Francfort). Inspirée de la tradition critique de la philosophie européenne (les deux écoles de Francfort, Adorno, Horkheimer, Marcuse tout d’abord, puis Habermas, Apel et Honneth), la philosophie interculturelle s’en veut le prolongement critique tout comme elle se veut un dépassement  de la philosophie et de la théologie de la libération latino-américaine qui ont puissamment contribué à renouveler la situation intellectuelle et à anticiper les transformations  politique du sous-continent, avec l’oeuvre des théologiens Gustavo Guttierez, des frères  Boff,  Ignacio Elacuria et des philosophes Enrique Dussel, mieux connu en France, ou Leopoldo Zea. Il s’agit d’une transformation de la philosophie mais celle-ci ne veut pas s’ajouter  aux prétentions classiques et banales de transformation dans la philosophie occidentale.

C’est la critique de cette philosophie occidentale qui inaugure, en effet, cette proposition et elle s’enracine dans les efforts des penseurs latino-américains pour définir la philosophie originale qu’exigeait leur situation historique. Ceux-ci ont  commencé par remettre en cause la puissante tradition catholique en important les problématiques de penseurs européens pour en quelque sorte produire une laïcisation du logos occidental en terre sud-américaine, sa sud-américanisation. Le meilleur de la pensée européenne sollicitée s’est révélé être la thématique des philosophies de la praxis émancipatrice. Elle  a permis de  commencer à penser ensemble sous la figure d’Autrui la pluralité des victimes de la domination capitaliste, de la colonisation occidentale et de l’impérialisme culturel néo-libéral. Au prolétaire des mines et des chantiers, des chômeurs, se sont ajoutés les paysans indiens à la limite de la survie, les exclus des bidons-villes indiens ou afro-américains ,la marée infinie des pauvres, et combinant toutes les situations victimaires, les femmes de toutes ces couches sociales et culturelles. L’Amérique latine a combiné de manière originale et explosive les dégâts de la globalisation capitaliste qui prive de monde toux ceux qu’elle transforme en objets ou en déchets et tous ceux qui sont simultanément exclus de leur culture, promise elle-même à la destruction opérée par la  philosophie mono-culturelle de la domination, le néolibéralisme occidentalo-centrique. La philosophie latino-américaine est appelée à se réformer en réformant toute une tradition mono-culturelle et en prenant au sérieux la réalité pluriculturelle de son contexte historique qui tend s’universaliser. Elle demande la reconnaissance de la pluralité des mondes culturels mis à mal et colonisés par le non monde de capitalisme globalisé. Elle demande que prennent la parole les membres de ces cultures et que cette parole trouve écho et se poursuive dans le dialogue. Ici ce sont les penseurs non européens qui prennent le relais et sont sollicités comme ces pionniers qu’ont été José Marti et Frantz Fanon, ou  européens comme Sartre dont c’est l’honneur inoubliable d’avoir été philosophe de l’universel singulier , conscient de la régionalité colonisatrice de la pensée occidentale.

Sur cette base actualisée par la révolte des Indiens du Chiapas au Mexique et présente dans les mouvements et les expériences d’émancipation dirigés enfin par des Indiens la proposition de philosophie interculturelle trouve sa positivité.

   -La philosophie doit se transformer en passant du multiculturalisme à l’interculturalité. Le multiculturalisme accepte le fait d’une coexistence des cultures et demeure incapable d’aménager un véritable dialogue enter les cultures. Il présuppose le milieu donné d’une culture comme lieu de coexistence et demeure subalterne de fait à la monoculture occidentale qu’il ne saurait transformer. Il ne reconnaît pas la pluralité interne contradictoire dans la monoculture qui divise les traditions d’émancipation et les traditions d’oppression. L’interculturalité prend le risque d’un dialogue fondé sur la reconnaissance de l’égalité historique des cultures et sur l’examen critique de chacune par chacune, sur la prise de parole alternée de chacune pour définir son contexte de réalisation dans un même monde.

   - La philosophie interculturelle est une opération  qui transforme ceux qui participent de son dynamisme créateur. Elle implique une trans-culturation, ce qui signifie passage, transit indéfiniment ouvert, transition de l’une à l’autre, avec tri sélectif des éléments pouvant permettre à la fois de démystifier la globalisation capitaliste qui justifie lapartheid des populations superflues, la destruction de l’écosystème et de remettre radicalement en cause l’impérialisme colonisateur de la monoculture néolibérale qui détruit la richesse de la diversité culturelle humaine. Elle combat la globalisation comme démesure privatrice de monde et la colonisation néolibérale comme démesure présente dans la dissolution culturelle des cultures éliminée ou amputées dans un mono-culturalisme pseudo universel.

   - Dans sa lutte explicite contre ces deux démesures, la philosophie interculturelle discute une conception unique de la rationalité et donne leur dignité philosophique aux pensées non explicitement théorique, aux mythes et à certains éléments des traditions religieuses ou mythologiques, comme c’est le cas des théologies indiennes ou afro-américaines. S’il y a du mauvais mythos dans le logos mono-culturel, il a  un logos caché dans le bon mythos qu se révèle non pas comme réserve d’espèces disparues, mais comme réserve de sens et  d’humanités, puissance de critique des deux nihilismes qui menacent le monde et ses mondes. Elle combat, en effet, le nihilisme immanent à la production pour la production, la production pour rien,  mais aussi celui du mono-culturalisme, cet anéantissement actif des cultures qui refusent la transformation de l’humain ce sujet-objet en objet-objet.

   - La philosophie interculturelle se comprend comme praxis ; elle se veut une éthico-politique de solidarité dans le désastre de  la globalisation et de la colonisation en cours. Elle enracine les droits de l’homme et du citoyen dans une lutte active formée dans le dialogue des cultures dominées, dans la reconnaissance de personnes culturellement capables de se transformer et de devenir des hybrides en solidarité. Elle oeuvre à la mutation réciproque des cultures sur fond de refus du mono-culturalisme néolibéral.

   -Le dialogue n’est pas ici l’écoeurant  verbiage auquel ce terme est souvent attaché. Le dialogue inter-trans-culturel, en effet, repose sur la pratique de ce que Fornet-Betancourt nomme, en référence à l’agir politique, la désobéissance culturelle. Chaque culture doit désobéir aux cultures qui entendent la détruire et aussi à ce qui fait d’elle une tradition  de domination. Notre culture en raison de son poids écrasant et de ses responsabilités historiques ne peut plus échapper à cette critique de la part des cultures menacées de mort. Mais les autres cultures ont à accompagner ce mouvement à leur manière. Un regret cependant au terme de cette entreprise puissante et convaincante: on aurait souhaité aussi des analyses concrètes de pratiques transculturelles.  Celles-ci se limitent à une référence aux réserves de sens contenues dans les théologies indiennes et afro-américaines. Mais il serait injuste confondre le programme et sa réalisation.

André Tosel, philosophe


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