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Jean Malaurie et les peuples-racines

Par Memoiredeurope @echternach

Curieusement, le nom de Jean Malaurie n’apparaît pas dans la liste des 80 livres de Marc Wiltz, alors que dans la collection « Terre Humaine » qu’il a fondée en février 1954, outre son propre ouvrage sur Les Derniers Rois de Thulé, il publie Tristes Tropiques de  Claude Lévi-Strauss, les Immémoriaux de Victor Segalen, ou encore Pour l’Afrique, j’accuse de René Dumont, sans oublier les Carnets d’enquêtes d’Emile Zola sur la ruralité française ou le magnifique ouvrage intitulé La pensée remonte les fleuves de Charles Ferdinand Ramuz et cet autre livre qui a changé totalement la vision des urbains français sur la Bretagne, Le cheval d’orgueil de Pierre Jakez Hélias.

Jean Malaurie et les peuples-racines

Chant inuit. Photo, site de Jean Malaurie

Je me souviens encore aujourd’hui de l’apparition fantastique à la télévision française de cette « voix » rappelant l’importance de la veillée à une France tournée en permanence vers les étranges lucarnes des années 70.  D’autres voix comme celle de Jean-Pierre Chabrol avec Les fous de Dieu avaient rouvert les yeux et la mémoire sur la réalité de la vie campagnarde, dans une époque où seuls quelques jeunes gens perdus essayaient d'y suivre le rythme des chèvres, sans trop y parvenir. Mais contrairement aux Cévennes, la Bretagne était un territoire de l’exotisme total dont les légendes et les pardons tenaient du Moyen Âge. « Quand on est pauvre, mon fils, il faut avoir de l'honneur. Les riches n'en ont pas besoin. », dit le grand-père Le Goff, dans une époque où la première grande crise pétrolière sonne le glas du toujours du neuf, du tout technique et du tout est possible et donc la fin d’un développement perçu sans limites. C’est là une raison du succès de certaines de ces parutions qui dépassèrent les centaines de milliers d’exemplaires, sont toujours rééditées et dont l’ambition était d’abord éthique.

C'est aussi la raison de leur absolue nécessité aujourd'hui, après l'une des dernières crises... avant l'ultime. Cette nouvelle Encyclopédie Humaine prend en effet les rapports de l’homme et de l’Univers dans une dynamique à la fois spirituelle, biologique et systémique où la Terre mère, Gaia doit être prise comme « un système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis plus de trois milliards d'années, en harmonie avec la vie ».

Jean Malaurie et les peuples-racines

L'Allée des Baleines. Photo, site de Jean Malaurie

La question qui peut se poser n’est donc pas pourquoi un géomorphologiste, spécialisé dans la géocryologie, est devenu un explorateur de l’extrême et même le premier homme au monde à avoir atteint le 29 mai 1951 le pôle géomagnétique nord. C’est le métier qu’il a choisi. Il marche du Sahara au Groenland, mais laissera les déserts africains à Theodore Monod. La question réelle est bien ce qui le mène à l’édition, à la prise en compte de l’anthropologie au sens large (de la pierre à l’homme) et à une vision qui lui fait percevoir en permanence un double au-delà, celui de forces dont nos civilisations ont repoussé la possible existence dans le domaine des fantasmes ou des fantômes et celui de la conscience nécessaire de ce que je pourrais nommer une morale indispensable de la biosphère.

On peut même ne pas le comprendre, si l’on ne s’en tient qu’aux résultats de ses recherches – plus de cinq cents publications - qui font de lui un des plus grands savants du XXe siècle et du XXIe, puisqu’il fête cette année ses 90 ans - et si l’on considère également qu’il a non seulement créé le Centre d’Etudes Arctique, mais aussi l’Académie polaire d’État à Saint-Pétersbourg, école des cadres sibériens d’environ mille élèves internes, cinq facultés, quarante-cinq ethnies où dit-on la langue française y est la première langue étrangère, obligatoire, mais qu’il préside aussi depuis 2007 l'Uummannaq Polar Institute, institution ayant pour vocation la conservation de la culture groenlandaise locale et la promotion de programmes éducatifs pour les jeunes Inuits.

Une carrière bien remplie, bien suffisante en tout cas pour emplir une longue vie.

Mais il suffit de l’écouter pour comprendre comment son existence va bien au-delà, en créant sans cesse des liens entre geos et anthropos. France Musique vient de lui consacrer une heure d’entretien, j’allais dire de leçon, dans le cadre d’une émission intitulée « Les travers du Temps » durant laquelle le son du vent sibérien dialogue avec le chant des baleines (en référence à l’Allée des Baleines qu’il a redécouverte) et où le cri des loups et les chants Inuit de Thulé prennent sens face au Kaddish chanté par Shalom Berlinski, ou encore à l’impromptu N°3 de Schubert interprété par Maria João Pires et au concerto pour clavier de Jean Sébastien Bach interprété par Glenn Gould, deux pianistes mutants s’il en est. Ce dernier ne déclarait-il pas : « L'oreille interne de l'imagination est un stimulant beaucoup plus puissant que tout ce qui peut provenir de l'observation extérieure. »

Sa géo-anthropologie, si on veut bien la nommer ainsi, repose sur une relation fusionnelle avec le monde des Inuits. S’il bat en effet ce record inconcevable dans le grand froid, c’est grâce à des chiens exceptionnels, mais aussi grâce à Kutsikitsoq, l’Inuit qui l’accompagne. C’est au travers du rituel des chamans qu’il pénètre une cosmogonie dans laquelle il puise une sagesse qui le ramène à une vision à la fois très apaisée, très consciente et très engagée du rôle de l’observation scientifique. Au plus proche de ses frères Inuits avec lesquels il aime à vitre, il a su cependant parcourir les bureaux des administrations et convaincre des institutions comme l’UNESCO de lui faire confiance et le Président Mikhaïl Gorbatchev de l’aider pour une de ses expéditions.

«Terre Humaine offre un rare exemple de ce qu'on pourrait appeler une volonté contrapuntique, c'est-à-dire des regards croisés avec une volonté égalitaire : du savant philosophe occidental, de l'ethnologue - Lévi-Strauss, Bastide - à l'analphabète du Tiers-Monde, dit primitif - l'Esquimau, le Bédouin, la paria de l'Inde, le Peau-Rouge, l'Africain -, des gens d'en haut - l'Église, les écrivains tels Zola ou Ségalen -, aux gens d'en bas - le mineur, le pêcheur, le cheval d'orgueil breton, la coiffeuse japonaise - du travailleur à l'exclu - condamné à mort, clochard -, Terre Humaine veut être terre d'accueil pour la connaissance. Le souhait de son fondateur est que page après page, cette famille de pensée puisse féconder ce terreau de compréhension et de respect entre les hommes sans lesquels ils ne cesseront de courir inéluctablement à leur perte.»


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