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❛Disque❜ Théodore Dubois, Œuvres pour violoncelle & pour piano • Jean-François Heisser, Marc Coppey, Palazzetto Bru Zane, Mirare : vers le Paradis retrouvé ?

Publié le 03 avril 2012 par Appoggiature @App0gg1ature

❛Disque❜ Théodore Dubois, Œuvres pour violoncelle & pour piano • Jean-François Heisser, Marc Coppey, Palazzetto Bru Zane, Mirare : vers le Paradis retrouvé ?

Ce disque Mirare peut être acheté ICI

Reportez-vous d'emblée à la plage IV (Suite concertante pour violoncelle et piano, 1912 - cent ans exactement !), à 6'50. Ou, si vous le voulez bien, à l'Adagio con fantasia du Concerto Capriccioso pour piano de 1876,  1'30 de la plage X (1)...  Plus avant encore, c'est l'Andante cantabile pour violoncelle qui vous guette en plage XIII à 1'05 ! Demandez-vous, ensuite, s'il peut se trouver aussi raffinée palette instrumentale, délicatesse thématique si prononcée, si subtile harmonie - même dans ce que l'écriture orchestrale française de la fin du XIX° et du début du XX° siècles nous a conservé de meilleur, à savoir Camille Saint-Saëns (Paris, 1835 - Alger, 1921). Étalonnage d'autant plus requis, que la contemporanéité l'appelle : l'auteur du Carnaval des animaux n'est en effet né que deux ans avant le musicien qui intéresse le présent article, Théodore Dubois (Rosnay, 1837 - Paris, 1924). Leur proximité par l'âge ne constitue d'ailleurs pas leur seul point commun : les deux furent pianistes, organistes (le second succédant au premier sur le Cavaillé-Coll de la Madeleine), compositeurs. Chacun connut une jeunesse brillante : enfant prodige selon l'expression consacrée pour Saint-Saëns, élève surdoué (auréolé d'un Premier Grand Prix de Rome) pour Dubois. Par la suite pédagogues, l'un et l'autre reçurent consécration par l'abondance d'honneurs. Dubois plus encore, toutefois, que son aîné, puisqu'il ajouta aux récompenses telles que l'Académie des Beaux-Arts (que tous deux fréquentèrent) la direction du Conservatoire de Paris en 1896, charge conservée jusqu'en 1905.
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Ce magistère, ô combien prestigieux, lui causa probablement un tort paradoxal, en termes de postérité. Théodore Dubois est mort six ans après Debussy ; à cette date, Ravel avait pratiquement écrit la totalité de ses chefs d'œuvres, à l'exception notable, grosso modo, des deux Concertos pour piano. Non que Dubois ne fût de taille à soutenir la comparaison ! C'est justement tout l'enjeu de publications telles que celle-ci de nous le prouver largement - ces modestes lignes espérant parvenir à forcer un peu plus le trait. Malheureusement pour lui, selon sans doute les tenants précités de la modernité ou leurs légataires, il était de ceux dont le poste, élevé, s'apparentait à une posture... dépassée. Avoir consigné au surplus un Traité d'harmonie respecté (après un autre de contrepoint de fugue) s'avéra un handicap, surtout dans les tourmentes du siècle nouveau ; et greva définitivement son auteur du label peu enviable d'académique. Un statut distinct - en pire ! - de l'officiel (ce qu'explique avec beaucoup de clarté Alexandre Dratwicki dans le vidéogramme ci-dessous).
   Festival Théodore Dubois à Venise, une initiative du Palazzetto Bru Zane présentée par Classique News
Il y eut  d'ailleurs des précédents, tous assortis du même effet de purgatoire. Charles-Simon Catel (lire notre recension de la Sémiramis de Montpellier 2011) en fut victime, lui aussi écrivit un Traité, connut l'Institut... Disparu douze ans après lui, Luigi Cherubini avait détenu pendant vingt ans les rênes du Conservatoire, et le paya manifestement du même dédain. Enfin - pour ne retenir que les cas les plus flagrants - la mémoire d'Ambroise Thomas, aux commandes de l'illustre institution durant un quart de siècle (juste avant son ami... Dubois) fut longtemps confinée (2) dans le plus souverain mépris hexagonal. Ce que révèle à l'envi le tout récent regain en sa faveur, c'est que la production de Dubois est non seulement abondante (plusieurs centaines d'opus, peut-être même plus de cinq cents)... mais elle est également très diverse, recoupant tous les genres en vigueur, y compris le ballet, l'opéra et l'opéra-comique, même si à notre connaissance aucune résurrection lyrique n'est encore programmée.
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L'oratorio (Le Paradis perdu, sortie ce 3 avril), la messe et le motet ; la symphonie, le concerto ; la musique de chambre, sous ses avatars les plus élevés... De grande importance encore, la musique d'orgue ("symphonique"), d'une profusion digne des Guilmant, Lefébure-Wely, Widor - et autres Franck (3). Et puis, des pièces inclassables faisant appel à la suite, au concerto - voire au souvenir des symphonies concertantes du Concert Spirituel ! C'est un programme de ce type (enregistré en octobre 2010) que le label Mirare, associé au Palazzetto Bru Zane, a conçu pour le présent enregistrement. En plus du nombre et de la variété, donc, le premier saisissement, à l'écoute des partitions qui nous sont dévoilées ces dernières années, est une (très) haute qualité de l'inspiration.

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1909 :  Saint-Saëns & Dubois allant accueillir à  Compiègne
les candidats au Prix de Rome, dont Nadia Boulanger.
© Ruck Musica

Revenons un instant à Saint-Saëns : il est assez curieux de noter la similitude entre l'admirable introduction organistique de son deuxième Concerto pour piano (1868), et celle du Concerto capriccioso de Dubois (de huit années ultérieur). Dans les deux cas, c'est au virtuose d'ouvrir les débats par une longue échappée en solitaire ; chez le cadet toutefois, elle est bien plus développée, et surtout plus émancipée de l'orgue tutélaire ("come recitativo"), que chez l'aîné. Voici d'ailleurs davantage des rémanences du Deuxième de Liszt (1861) qui chantent ici, fortuitement ou non, par au moins quatre lignes de force : concision,  imbrication des sections, lyrisme poussé, orchestration fastueuse - french touch en prime. Le thème principal de l'Allegro, repris en quatrième mouvement, regarde pour sa part vers un avenir spectaculaire, et pas si lointain : il y a, dans cette imploration puissante des cordes, déferlant par vague, quelque chose d'un Rachmaninov (dont les premières tentatives en la matière ne sont éloignées que d'une quinzaine d'années). Une pièce à notre sens parfaite (4) : synthétique et visionnaire, imaginative, et d'accents intensément personnels.

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Le manuscrit d'Histoire Triste, éditée en 1906

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Au début du XX° siècle

Des atouts qui se retrouvent, exacerbés, dans la Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, une partition de très haut vol - et de très forte maturité, puisque créée au tout début de 1921 (... mais commencée plus de huit ans plus tôt). L'appariement des deux instruments fait bien entendu songer à quelques Duos Concertants de bon lignage ; l'anecdotique Chopin-Franchomme (5) par exemple, ou, avec deux violoncelles cette fois, Offenbach. Outre l'orchestre, les proportions, la structure, la nouveauté et le charme, ici, ne sont pas spécifiquement formels : ils sont  - c'est tout autant éloquent - du domaine de la couleur. Et cela se drape plus de modernité, que d'excessive nostalgie. Illustration avec le stupéfiant Larghetto placé en troisième position, dont les impérieux appels des cuivres, la solennité, l'ésotérisme même convoquent sinon Wagner, du moins un wagnérisme flagrant ; dans ce que la musique française, à la charnière des deux siècles, a pu produire de plus caractérisé. Comment ne pas songer à Chausson, sa somptueuse Symphonie en si bémol à peine antérieure (1890, une génération) s'ouvrant sur un comparable climax ? Plus wagnériens encore, sont perceptibles des mânes de Chabrier, Gwendoline certainement pour ce Larghetto, la Joyeuse marche, sans aucun doute, vis à vis de l'Allegro qui lui fait suite...

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Marc Coppey, © marccoppey.com

De tels moyens, picturaux comme narratifs, pourraient faire redouter aux deux concertistes d'avoir à assurer une figuration polie. Il n'en est rien. Comme dans le Capriccioso, le piano est en charge du portail introductif, et c'est lui qui étaye d'un bout à l'autre cet audacieux quadriptyque. Ses traits cependant paraissent pudiques devant ceux de son partenaire : dans la lignée des précurseurs français déjà nommés, la connaissance intime qu'a Dubois des capacités - techniques comme expressives - du violoncelle est confondante. La virtuosité débridée, arc-boutée sur une tessiture impressionnante, ne porte pourtant jamais ombrage à la beauté de son chant ; elle le stimule même, l'excite et le magnifie. Pas moins d'audace rhétorique ou harmonique au cours du Fantasie-Stück (noter l'appellation à l'allemande) pour violoncelle et orchestre de 1914 - et pas moins de lyrisme, à telle enseigne qu'il est à se demander par quel tour de magie le compositeur parvient à en assurer l'équilibre (6). Un héritage du Grand Concerto Militaire d'Offenbach. C'est le cello encore qui se voit dédier l'Andante cantabile, une page modeste de proportion, mais certainement pas d'inspiration : quels accents aux bois, en particulier à la clarinette... Berceuse d'une totale plénitude, voisine pour d'évidentes raisons du Cygne de Saint-Saëns ; en moins descriptif toutefois, et par conséquent plus poignant.
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Poignant, c'est par nature le terme qui s'accole le mieux à l'In memoriam mortuorum, avec lequel Théodore Dubois honore les morts au champ d'honneur de la première conflagration mondiale. Pas une déploration de circonstance pour parterre d'état-major et de veuves, mais une mélopée noble et en partie apaisée, éloignée de tout sentimentalisme : intense chant de la nuit aux accents tristaniens, dont la concision redoutable démultiplie l'effet anxieux. Totale réussite !

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Jean-François Heisser, © jeanfrancoisheisser.com

Marc Coppey, au violoncelle, et Jean-François Heisser, tant au piano qu'à la direction de l'Orchestre Poitou-Charentes, sont les intercesseurs choisis par Mirare et le Palazzetto Bru Zane pour s'approprier ce programme exemplaire. Intercesseurs est le mot, tant leur travail, malgré une difficulté technique parfois extravagante, s'apparente - redécouverte oblige - à la recherche incessante d'une parole comme révélée. Ceci veut dire une humilité et une intégrité de chaque instant. Loin de la rodomontade, tous deux  professent une conviction aiguë de servir bien mieux qu'un compositeur estimable de plus, mais un créateur aux facultés manifestement hors du commun, dans toutes les dimensions de son art.
Coppey ne se donne pas de limite dans l'épanchement, et il fait bien : le moindre soupçon de sécheresse renverrait Dubois à la gangue académique de laquelle il s'échappe enfin. Quant à Heisser, c'est merveille de l'entendre faire assaut de tant de doigté. Au clavier naturellement (7), aucun wagnérisme, post-romantisme ou autre angle de vue "prométhéen" ne l'amenant à durcir une écriture si fluide, qu'elle ne peut se goûter qu'avec la totalité de ses pleins comme de ses déliés. Encore mieux : sous sa tutelle, l'Orchestre Poitou-Charentes, d'une précision dynamique fascinante, moire sa palette d'incrustations toutes "mozartiennes", l'impressionnisme - quand ce n'est le pointillisme - étant toujours préféré à l'effet de masse.

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Au Palazzetto Bru Zane, à Venise.

Une lecture restant en somme chambriste - et à la prise de son irréprochable -, où chaque mesure met en valeur des tissus instrumentaux d'un raffinement extrême. Les bois, particulièrement, se trouvent parés des étoffes les plus princières. Claude Debussy, de vingt-cinq années plus jeune (1862-1918), n'aura finalement pas fait mieux ! Sous cet angle, Dubois partage les fulgurances d'un autre Français de génie - de trente-deux ans son cadet pour sa part - immense orchestrateur, et symphoniste hors pair : Albert Roussel (1869-1934).
Sans exagération aucune : une réhabilitation absolument majeure, pour un disque exceptionnel. "L'heure est venue, M. Dubois..." (8)
‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page 1) Fantasie-Stück pour violoncelle & orchestre, 2° mouvement "Andante, très calme" - 2) Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, 1° mouvement "Maestoso, sans lenteur" - 3) Andante cantabile pour violoncelle et orchestre.

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Sortie aujourd'hui (Aparté) !

(1) Il s'agit de rien moins que de l'actuelle musique d'accompagnement de votre blog favori... :)
(2) Nous ne saluerons jamais assez, à cet égard, la mémoire de Pierre Jourdan (1932-2007), homme de musique et de spectacle aux multiples talents, directeur du regretté Théâtre Français de la Musique de Compiègne. La démarche de ce leu de patrimoine revivifié pouvait ainsi croiser, sur le plan lyrique, la passion du Palazzetto Bru Zane pour des pans négligés de notre héritage. Jourdan et ses équipes travaillèrent, entre maintes réhabilitations, à celle d'Ambroise Thomas (Le Songe d'une nuit d'été, Mignon).
(3) L'intégrale de l'Œuvre d'orgue de Théodore Dubois a été enregistrée, elle est disponible ICI.
(4) Mais pourquoi diable est-il écrit "le modeste Concerto Capriccioso" dans la (très remarquable) notice ?!

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Une caricature de T. Dubois

(5) Auguste Franchomme (1808-1884), avec Offenbach sans doute le plus grand nom du violoncelle français de son siècle, également compositeur. Il signa avec Frédéric Chopin ce Grand Duo Concertant élaboré à partir d'un matériau dû à Giacomo Meyerbeer (dans son opéra Robert le Diable). Chopin, du reste, lui dédia sa protéiforme Sonate pour violoncelle et piano - l'une de ses rares œuvres à ne pas être écrite exclusivement pour "l'instrument roi"... et sûrement l'une de ses plus audacieuses.
(6) Comment ne pas souscrire au souhait d'Alexandre Dratwicki, précisé en notice, de faire entrer absolument cette perle au "répertoire de nos violoncellistes modernes" ?
(7) Ce sera le seul (minuscule) regret relatif à cet enregistrement : le Concerto Capriccioso - de 1876 donc - n'aurait-il pas pu nous être rendu sur un piano-forte Érard ?... Cela étant, la splendeur de toucher d'Heisser pallie amplement !
(8) Conclusion d'Alexandre Dratwicki, pour la notice déjà citée.
 Jacques Duffourg 
Une intéressante archive Dubois en vidéo (Festival Du Second Empire à la troisième République, Venise, Basilique des Frari, 12 mai 2011), disponible sur Classique News ▸ Une page également intéressante au sujet de Théodore Dubois.
▸ Théodore Dubois (1837-1924) : "Œuvres concertantes" - Fantasie-Stück p. violoncelle & orchestre, Suite concertante p. violoncelle, piano & orchestre, Concerto capriccioso p. piano & orchestre, In memoriam mortuorum, Andante cantabile p. violoncelle & orchestre - Marc Coppey, violoncelle  ; Jean-François Heisser, piano et direction de l'Orchestre Poitou-Charentes - Enregistré à Poitiers en octobre 2010 -
▸ Un disque Mirare pouvant être acheté ICI.


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