Mise en situation
Terre des Oublis nous mène vers le Viêt Nam de l’après guerre contre les Américains. En 700 pages merveilleusement écrites, Duong Thu Huong nous conte la vie des habitants des montagnes reculées du Viêt Nam à travers une grande histoire d’amour…
Miên est une jeune femme qui vit heureuse avec Hoan, un riche propriétaire terrien de sept ans son aîné, qu’elle a épousé une dizaine d’années auparavant, et leur petit garçon Hanh. Ils habitent le Hameau de la Montagne.
“Le Hameau de la Montagne est trop exigu. Dans ce petit monde clos, la joie passe comme un reflet de lumière, un souffle de vent. La tristesse et l’anxiété rôdent comme l’effluve exaltant, vénéneux d’un philtre maléfique, comme un opium qui enivre et paralyse l’âme des hommes car chacune de ces âmes fragiles, esseulées, barbares, recèle le germe maladif, envieux, secret, inavouable d’un drame terrifiant comme un orage, bien que ses désirs inaltérés s’accompagnent en permanence de terreur.”
Un jour, Miên voit arriver Bôn, son premier mari, épousé il y a quatorze ans, qui était parti au front combattre les Américains et que tous croyaient décédé.
“C’était mon mari, quatorze ans plus tôt. L’âme errante qu’elle honore sur l’autel depuis si longtemps s’est soudain réincarnée dans ce corps noir, cette peau et ces lèvres cadavériques. Bôn est revenu. Ce n’est plus le jeune homme qui fut son mari le temps d’un été fugace. Ce n’est pas une âme errante non plus. Quelque chose entre les deux. Miên comprend qu’elle est piégée. Elle ne sait plus comment elle va vivre depuis que l’âme errante est descendue de l’autel honorant le héros de la patrie pour s’asseoir devant elle et boire goulûment le thé en la fixant de son regard passionné.”
Bôn, cet homme qu’elle a furtivement aimé dans le passé, cet homme qu’elle n’aime plus, vient la récupérer, elle, son seul et unique amour… Sous la vindicte populaire et “appuyée” par le Président de la commune (“L’État comme le Parti ne s’ingèrent pas dans la vie privée des citoyens. Vous et Hoan êtes tous les deux des gens honnêtes, respectueux de la loi. Aujourd’hui, les circonstances vous obligent à choisir. Vous seule pouvez décider de votre vie. Nous espérons que vous saurez réfléchir mûrement avant de prendre la décision finale. Comme vous les savez, Bôn a apporté sa part de sang dans la guerre contre les Américains pour libérer le pays. C’est aux sacrifices de combattants comme Bôn que nous devons la paix, la prospérité, c’est grâce à eux que notre pays a retrouvé son indépendance et sa souveraineté.”), Miên se décide à quitter l’amour de sa vie, ainsi que leur enfant, sa vie, sa majestueuse propriété, pour retourner vivre avec Bôn, pour lequel elle n’éprouve plus que du dégoût, dans sa masure délabrée qu’il partage avec ses neveux et leur mère, sa soeur Tâ.
“Oui, sa propre soeur n’était qu’un rebut de la nature, un être situé entre les humains et les bêtes sauvages, la végétation. Mais il aurait beau la hacher en menus morceaux, il aurait beau maudire les morts, il ne pouvait plus renverser la situation : c’était sa soeur, l’être le plus proche de son sang. C’était comme la marque au fer rouge sur le visage des esclaves ou des prisonniers des temps primitifs.”
Mon avis sur ce roman
Miên prendra-t-elle sur elle et décidera-t-elle de rester avec Bôn ? Hoan laissera-t-il sa femme vivre avec son rival ?
C’est là toute la trame que tisse Duong Thu Huong dans une langue extrêmement riche, emplie de poésie et d’émotion. On la suit volontiers tout au long de ce “pavé”, éprouvant tantôt de la colère et de l’indignation lorsqu’une femme qui, à cette époque, au Viêt Nam, n’a d’autre choix que de se sacrifier face au choix de la masse ; tantôt compatissant à l’égard de Bôn, qui a tout perdu en allant combattre et qui aime sincèrement cette femme…
Mais, Terre des oublis, c’est aussi une grande fresque du Viêt Nam rural et montagnard, à travers la cuisine, omniprésente, à travers les senteurs, mais aussi ses coutumes, comme les traditionnelles parties de chasses répondant, là encore, à des codes bien particuliers.
“Pendant la saison de la chasse, les travaux des champs sont délaissés. Les vieillards, hommes et femmes, bavardent en buvant le thé, guettant des nouvelles de leur progéniture. Les femmes vont et viennent, attendant leurs maris. Les enfants abandonnent les jeux, se rassemblent pour avoir des nouvelles de leurs pères, de leurs frères aînés. Chaque fois qu’un groupe de chasseurs revient, ils s’envolent pour assister au spectacle, puis s’éparpillent pour propager les nouvelles. Toutes les oreilles se dressent pour entendre le son du cor annonçant le retour des chasseurs. L’atmosphère est à la fois tendue, nerveuse, enthousiaste comme aux jours de fête. Rares sont ceux qui ont assez de volonté pour aller aux champs. Le village vit dans le silence et l’anxiété.”
D’ailleurs, je n’ai pas pu résister au plaisir de vous faire (re)découvrir quelques dictons et proverbes qui ponctuent le récit çà et là :
“Une fois en chemin, ne jamais revenir en arrière, celui qui revient sur ses pas, le chien enragé le mordra.”
“Une goutte de sang rouge importe plus qu’une mare d’eau claire” : dicton populaire vantant les liens du sang.
“Femme ayant eu un enfant use les yeux, use les hommes”
“L’homme sans alcool est comme une bannière sans vent” : sans commentaire !!
D’autres avis…
Carine, Flo, Sylvie, Gambadou, BMR & MAM et Florinette vous donnent leurs avis !
Terre des oublis
Duong Thu Huong
Éd. Livre de Poche, 2008
Éd. Sabine Wespieser, 2006
700 pages