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Interview de Agnès Micheluzzi, à propos de son père.

Par Aaapoum Bapoum

Hier soir, lors du vernissage de notre exposition des planches d'Attilio Micheluzzi, nous avons accueilli sa fille, Agnès, qui a gentiment accepté de répondre à nos questions. Elle entretenait avec son père une relation conflictuelle et devait quitter le foyer familial à 24 ans. Mais ses souvenirs sont chargés de nombreux et précieux renseignements. La retranscription qui suit est brute. 

"Micheluzzi travaillait tout le temps. De 7 heures du matin à 8h le soir. Même quand il partait en vacances, il emmenait des planches. Il lui fallait en moyenne 2 mois pour dessiner un album de  48 planches, recherches et documentations comprises. Toutes les données objectives au sujet du Titanic, par exemple, sont issues de recherches. Imaginez sans Google le temps que cela demandait. Il aimait d’ailleurs à dire que l’écriture du scénario et la recherche documentaire prenait bien plus de temps que le dessin. En tant que père, en revanche, c’était un désastre puisqu’il n’avait pas de temps pour nous. Il faisait tout, seul, sans assistant, dans son bureau, à la maison. Tout ce travail-là était alimentaire, pour nourrir sa famille. Architecte en Lybie, il se retrouve soudainement au chômage, à 40 ans, suite au coup d’état de Kadhafi, et doit rentrer au pays sans travail, mais avec une famille à assumer.

Sa reconversion dans la bande dessinée ne se fait néanmoins pas par hasard. Son histoire avec la BD remonte à son enfance. Son père était général de l’aviation italienne et, gamin, il remplissait ses cahiers d’avions et de machines. A 18 ans, il a même dessiné une première bande dessinée qui n’a jamais été publiée. Parmi les inspirations dont je me souviens, je peux citer Milton Caniff qu’il adorait, Muñoz et Sampayo, Toppi avec qui il avait une relation d’admiration particulière, Battaglia et Pratt évidemment, et le Flash Gordon d’Alex Raymond…

Mais surtout, mon père aimait beaucoup le cinéma américain. Comme tous les gens de sa génération, il raffolait des comédies et des westerns. Leur fascination pour l’aventure et les militaires, qui leur a été souvent reprochée, soi-disant malsaine, admirative pour la cause militaire, était un héritage d’une enfance en temps de guerre. Ils avaient grandi avec les américains, et le cinéma hollywoodien entretenait ce fantasme de l’héroïsme issu de l’enfance. Cependant on ne peut pas dire que mon père soit pro militariste, ou qu’il flatte les mérites de la guerre. La guerre n’est qu’un contexte qui peut révéler les hommes, mais en aucun cas ils ne se sentent investis d’une mission.

On sentait également chez lui la nostalgie de l’exotisme. La vie qu’il avait vécue en Afrique avait été une vie aventureuse, avec de la place pour beaucoup d’aléas et d’exotisme. Son retour à la mère patrie dans des conditions de pauvreté était douloureux et il avait trouvé dans l’écriture de bande dessinée un moyen de sublimer et de compenser ces voyages du passé.

Sa carrière d’auteur  fut ainsi très courte, une vingtaine d’année. Une très petite partie seulement a été traduite en français. Captain Eric, par exemple, compte plusieurs centaines de planches. Micheluzzi  a écrit dans énormément de registres, comme le gore avec une histoire d’enfant qui tue le Père Noël et se sert de ses entrailles comme guirlandes. Des histoires de science fiction, et même un Dylan Dog pour les éditions Bonelli. Quant à Air Mail, si en France la série n’a pas été terminée, c’est parce que le 4ème volume a été perdu par Dargaud Editions.

Dans le milieu, il n’avait pas beaucoup d’amis car nous vivions à Naples, excentrés par rapport au monde de la bande dessinée. Il avait des amitiés d’estime, il correspondait avec Sergio Toppi, Hugo Pratt ou Andrea Pazienza par exemple. Mais sa seule vraie amitié était je crois avec l’éditeur Boneli.

Au bénéfice du doute, je pense que la bande dessinée favorite de mon père était Petra Chérie, probablement parce qu’il avait vraiment une grande affection et une grande admiration pour les femmes, et surtout car il avait réussi à créer un personnage hors-normes pour l’époque.  Peut-être également parce qu’il avait transposé un peu de sa relation conflictuelle avec moi dans ce personnage, même si la plupart des sources d’inspiration venaient essentiellement du cinéma…

Sur son rapport au monde politique, je me souviens qu’il allait voter, conservateur généralement. Il était engagé, concerné, et n’avait aucune sympathie pour les extrémismes. Son idéal politique, ses histoires l’expriment, c’est la nostalgie de la Mittel Europa, ce monde qui n’a sans doute jamais existé. Chez lui cette nostalgie répond à l’amertume éprouvée face à la situation politique de l’Italie qu’il venait de retrouver après des années d’absence, et qu’il n’aimait guère. Par exemple, pour exercer son métier, en tant qu’architecte, il lui fallait obtenir une carte de membre partisane, et sur Naples c’était le socialisme. Son expérience personnelle l’a rendu très critique vis-à-vis du système politique italien. Il n’aimait pas non plus tout ce qui avait trait à la réclamation, lui qui était toujours dans la rigueur et la sobriété. Il a eu par exemple des échanges assez vifs avec des féministes italiennes des années 70 car il n’appréciait pas les revendications trop provocantes, qu’il assimilait à la vulgarité. Pour lui le féminisme c’était Petra, un personnage qui porte ses valeurs très loin dans l’action, mais discrète, voire secrète. Elle refuse la sujétion, elle est complexe, libre, mais voit plus loin que sa propre condition qu’elle assume avec une force naturelle.

Sur la fin de sa vie il commençait à se fatiguer de la bande dessinée car il en faisait beaucoup sous pression. Il a ainsi eu une petite activité de peinture à l’huile et parlait de se reconvertir dans le dessin sur tissu. Se prendre une maison en Ombrie, et peindre des motifs."


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