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[Carte Blanche] à Anne-Marie Soulier : « il n’y a pas de langues étrangères »

Par Florence Trocmé

NDLR : Anne-Marie Soulier a été invitée à prononcer un discours de remerciement au nom d’Andrée Lück-Gaye. Celle-ci, traductrice du slovène qui a permis notamment de connaître en France Drago Jancar, est la lauréate de la Bourse de traduction du Prix Européen de Littérature mais ne pouvait être présente à Strasbourg, le 24 mars 2012 pour la remise du prix.  
Le texte d’Anne-Marie Soulier abordant les questions de traduction, de langues étrangères et « rares », Poezibao a souhaité le publier.  
 
[...] 
Le grand-père d’Andrée Lück-Gaye était né slovène, à l’époque de l’empire austro-hongrois. Émigré en France, il connut la dure existence des mineurs du Nord sans jamais parler, semble-t-il, de son ancienne patrie, ni de sa langue maternelle. Ce n’est qu’en 1972 que sa petite-fille, décidée à retrouver ses racines, se rendit dans sa région d’origine, située aujourd’hui aux confins de l’Autriche, de la Hongrie et de la Croatie, et y fit connaissance avec de lointains cousins : « Je voulais parler dans leur langue », dit-elle, « et, bien sûr, sans le dictionnaire constamment dans la main, car cela demandait d’énormes efforts ; et j’ai donc décidé, à plus de 30 ans, d’apprendre le slovène ». Rentrée à Paris, elle s’inscrivit aussitôt à l’école des Langues Orientales, et se donna bientôt pour tâche de propager en France la langue, la littérature et la culture slovènes. 
 
C’est ainsi que depuis les années 70, au fil des ans, Andrée Lück-Gaye nous a fait découvrir quelques-uns des plus grands écrivains slovènes de notre temps, également traduits dans un grand nombre de pays, comme Boris Pahor, que nous avons le privilège de compter parmi nous aujourd’hui. C’est grâce à elle aussi que nous est devenue accessible l’œuvre de Drago Jancar, et que le jury du Prix Européen de Littérature a pu le choisir comme lauréat du Prix 2011. C’est elle qui, notamment, a traduit L’Elève de Joyce, Aurore Boréale, et tout récemment le recueil de nouvelles Ethiopiques. L’entrée de la Slovénie dans l’Union européenne a encore aiguisé la curiosité des éditeurs et l’appétit des lecteurs français. « Et surtout des lectrices », ajoute Andrée Lück-Gaye, elle-même grande lectrice de Sagan, Yourcenar, et (plus inattendu), d’un prix Nobel français un peu oublié, Roger Martin du Gard. Et ses tiroirs regorgent encore de nombreuses traductions de romans slovènes à paraître.  
 
Étant moi-même traductrice* d’une autre de ces langues dites « rares », quand on ne les appelle pas, fort sérieusement, « petites langues », je ne peux que ressentir infiniment les résonances de la sensibilité d’Andrée Lück-Gaye, de sa passion à traduire, et être admirative de la qualité du travail qu’elle accomplit. Dans son livre Pèlerin parmi les ombres, où il raconte son retour en temps de paix au sinistre camp du Struthof, Boris Pahor évoque l’étonnement d’un détenu français : « C’est-à-dire que chez vous (à Trieste), vous parlez votre langue (et non l’italien), dit-il. Oui, le slovène. Ce qui signifie, reprit-il, que tu comprends les Tchèques, les Polonais, les Russes. J’ai alors souri comme si Jean avait découvert quelque chose dont je n’avais pas eu conscience jusqu’alors. Jamais il ne m’était venu à l’esprit que tout cela pût un jour m’aider dans mon duel avec la mort »
Non pas : le tchèque, le polonais, le russe, mais les Tchèques, les Polonais, les Russes. Tel est l’éblouissement. Au-delà de ses compétences en grimoires et en grammaires, le secret du polyglotte tient, en vérité, en quelques mots fort simples : les mots n’existent que pour être transmis, car il n’y a pas de langue étrangère. Ni de petites langues. Ni de petits peuples. Il n’y a qu’une petitesse, celle de tous les êtres humains sans exception, parce que chacun est unique, irréductible à un autre, promis à la solitude et à la mort. Le traducteur est celui ou celle qui entend, dans la multitude des parlers hérités de Babel, non une malédiction, mais un appel, l’appel à franchir, à ne pas en rester là, faute de quoi les mots resteraient lettre morte.  
 
Savoir cela, le proclamer, c’est construire l’Europe des peuples et des cultures, et c’est précisément la vocation de ces Rencontres Européennes de Littérature. Il est juste que cette Bourse de la traduction récompense aujourd’hui le travail d’une traductrice exemplaire, dont la passion et les compétences n’ont d’égale que la modestie.  
Il est juste également que le Prix Européen ait été décerné à un écrivain tel que Drago Jancar, dont les héros de prédilection sont des êtres aux voix étouffées, prisonniers d’espaces clos, casernes, prisons, hôpitaux psychiatriques ; un écrivain qui préfère, aux facilités de la compassion, la sobriété du style, aux enrouements de la protestation l’ambiguïté de l’ironie, aux clichés de la pensée totalitaire l’exercice de la distance, sans laquelle il n’y aurait ni curiosité pour l’autre ni désir de franchir, aller voir, rencontrer, revenir, repartir, inlassablement.   
 
[Anne-Marie Soulier] 
 
 
*Anne-Marie Soulier est l'auteur de plusieurs recueils de poèmes (Éloge de l'abandon, Patience des puits, Dire Tu...), de chansons, d'un conte musical (Gilgamesh), et elle traduit des poètes norvégien, notamment Øyvind Rimbereid (La Pluie en janvier). 
 
site du Prix européen de Littérature 


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