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Le jour avant le lendemain, de Jorn Riel

Par Liss
Vous imaginez-vous vivre dans les froides régions polaires, isolés du reste de la terre au point d'avoir le sentiment d'être "seuls au monde", avec pour compagne, bienveillante et redoutable à la fois, la glace ? Vous trouveriez sans doute votre vie monotone, insipide... tout simplement parce que vous n'y êtes pas nés ! Les natifs de ces contrées, eux, trouvent dans cet environnement leur équilibre, leur joie de vivre ; il leur fournit de multiples activités qui les maintiennent toujours en action, il est générateur de rythme, de saveur, de couleur (eh oui ! tout n'y est pas blanc !), trois ingrédients nécessaires à l'épanouissement d'une vie d'homme !
Même Ninioq, la plus âgée de sa tribu, qui n'a plus toutes ses dents, sait encore mordre avec appétit dans ce fruit sacré qu'est la vie ! "La vie de vieille femme lui paraissait aussi plaisante que celle de jeune femme. Parfois même plus amusante, puisqu'elle ne désirait plus tout ce qu'un être humain ne peut jamais atteindre. " (page 18)
Le jour avant le lendemain, de Jorn Riel
La tribu de Ninioq ne compte plus autant de membres que par le passé. Son mari disparu, c'est son fils, Katingak, le dernier-né et le seul qu'il lui reste, qui est désormais le chef de famille et s'occupe d'elle ainsi que de ses femmes et de ses enfants avec beaucoup d'amour. Il pourvoit valablement aux besoins des siens. Le plus grand souci dans l'arctique, c'est de trouver de quoi se nourrir et pouvoir faire des réserves pour l'hiver. Or la chasse est de moins en moins fructueuse. Les rennes ont disparu depuis longtemps. Les animaux de mer également se raréfient et il semble que les habitants, comme les animaux, se trouvent aussi en voie de disparition : combien de tribus encore pouvait-on compter alentour ? Ce changement progressif dans la nature, Ninioq le ressent avec une grande acuité. Elle ne cesse de méditer sur les années passées, marquées par l'abondance, la diversité, et sur celles que leur réserve l'avenir. 
"Elle se demanda si le monde avait jeté un sort sur les hommes ou si c'étaient au contraire les hommes qui avaient jeté un sort dur le monde. [...] Plus elle y réfléchissait, plus il lui semblait clair que c'était sans doute l'homme qui avait manqué à ses devoirs envers les forces de la nature et donc envers lui-même." (page 39)
Bien que ne possédant pas la connaissance scientifique dont bénéficie toute personne ayant été à l'école dans notre monde à nous, les habitants de ces régions, dont la seule école est celle de la nature, savent pertinemment qu'il faut être respectueux envers elle et lui rendre ce qui lui est dû. Ils ne chassent que pour manger, ne tuent que par nécessité, n'ont pour seul souci que la protection, le bien-être de la famille.
Le jour où Ninioq et les siens reçoivent la visite d'une autre tribu, celle de Kokouk, c'est une telle joie ! Les deux tribus décident de passer ensemble une saison entière, de préparer ensemble l'hiver prochain. C'est l'occasion de réjouissances et de longues causeries le soir, après le labeur de la journée. Au cours d'une de ces soirées, Kokouk, le plus ancien de sa tribu, raconte comment il leur fut donné, un jour, de rencontrer des être étranges, qu'ils prennent pour des "esprits". Ceux-ci étaient venus vers eux, portés sur un bateau dont ils ne croyaient pas qu'il puisse en exister, avec des provisions en abondance, des bâtons qui étaient des armes puisssantes et "une eau aux qualités merveilleuses". Ils manifestaient un intérêt particulier pour les peaux d'animaux et avaient, comme eux, des besoins sexuels auxquels les femmes de la tribu répondaient, par hospitalité, d'autant plus que ces "esprits" exprimaient leur reconnaissance en leur offrant des cadeaux comme des aiguilles beaucoup plus performantes que celles qu'ils se fabriquaient eux-mêmes pour confectionner leurs vêtements ou réparer leurs kayaks... Et les femmes trouvaient ces êtres vraiment étranges, se demandant ce qui avait pour eux de la valeur. Comment pouvait-on, en effet, "se séparer d'une aiguille aussi précieuse contre un petit moment avec une pauvre femme" ? (p. 49) A bien des égards, c'était "comme si ces esprits avaient de plus grands besoins" qu'eux, alors même qu'ils avaient bien plus de richesses, possédant des objets aussi formidables les uns que les autres... C'est un souvenir très ancien que Kokouk partage avec son auditoire, mais ils sont très loin de se douter que ce passé va resurgir dans leur présent et prendre, cette fois, des formes monstrueuses.
Je n'ai eu de cesse de penser, tout au long de ma lecture, au très beau roman de Luis Sepulveda, Le Vieux qui lisait des romans d'amour (1992), qui s'est présenté dans ma mémoire comme une jumelle du Jour avant le lendemain. Les deux oeuvres constituent en quelque sorte une fenêtre ouverte sur une contrée (l'Amazonie pour Luis Sepulveda, le Groenland pour Jorn Riel), sur un peuple dont ils nous révèlent le mode de vie, les croyances, les moyens par lesquels l'équilibre est toujours maintenu en leur sein... jusqu'à ce que celui-ci soit brisé par l'arrivée de l'homme blanc, l'homme dit civilisé, dont la cupidité, la volonté de domination vont être déclencheurs de catastrophe.
L'homme est capable de faire face à toutes rigueurs, tous les dangers que comporte la nature. Ninioq et son petit-fils Manik, retirés sur une petite île où ils doivent faire sécher la viande et le poisson qui permettront à la tribu de passer l'hiver,  affronteront tempête, ours, meute de loups... mais l'ennemi le plus redoutable, le plus dangereux se révèlera être l'homme. C'est l'homme qui provoque la colère d'un félin dans le roman de Sepulvéda et le pousse à semer la terreur chez hommes. Les deux romans mettent bien en évidence la "barbarie des hommes", pour reprendre une expression de Sepulveda dans son roman.
A quoi bon craindre la "fin du monde" ? Toutes les civilisations croient en une puissance supérieure capable d'anéantir toutes les réalisations de l'homme sans que la science de celui-ci ne lui soit d'un quelconque secours. Mais cette "puissance supérieure" n'a même pas besoin d'intervenir, puisque l'homme lui-même s'acharne à ébranler les fondations de cet habitat qui lui a été confié, et qui va finir par s'effondrer sur lui ! La fin du monde, les êtres humains travaillent chaque jour à son avènement.
 Jorn Riel, Le jour avant le lendemain, Gaïa Editions, 1998 pour la traduction française, (première édition ... ?), 142 pages. Traduit du danois par Inès Jorgensen.
Lire aussi la critique de Cécilia, grâce à qui j'ai découvert ce roman.

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