La lutte des classes demeure-t-elle un concept opérant?
Denis Collin: C'est un point qu'il faudrait développer longuement. Pour parler précisément de "lutte des classes", il serait bon de savoir ce que sont les classes. Or la théorie des classes sociales, prévues pourtant dans le plan du "Capital" est cruellement absente. Le capital, en tant que rapport social, est une sorte d'opérateur qui distribue les individus relativement à ce rapport. Et comme le capital est un rapport contradictoire, il porte en lui-même le conflit entre les classes. Mais, si on prend Marx au sérieux et si on ne se contente pas des schémas du marxisme orthodoxe, on sait bien que l'opposition entre une classe de capitalistes à chapeaux haut de forme et gros cigares, et une classe prolétaire en bleu de chauffe est une image d'Épinal. Plus que jamais, nous savons que les "capitalistes" ne sont plus, comme le disait déjà Marx, que des "fonctionnaires du capital" et des agents fanatiques de la production pour la production. Quand on sait que les grandes fortunes de France ne détiennent qu'une part minime de la capitalisation du CAC 40, et que les investisseurs institutionnels, fonds de pension ou fonds souverains (comme celui de l'État norvégien) s'y taillent la part du lion, on voit bien combien il est devenu difficile d'identifier une classe capitaliste aux contours précis. La critique du mode de production capitaliste et la lutte pour son renversement ne s'identifient pas à la lutte contre une classe particulière d'individus spécialement méchants - les capitalistes ne font que leur travail de capitalistes! Il s'agit de la mise en cause d'un système qui pourrait continuer même si la plupart des milliardaires aux frasques bien connues s'étaient retirés dans un monastère après avoir vendu tous leurs biens et donné leur argent aux pauvres.
Le deuxième aspect est que la classe ouvrière, dans le marxisme orthodoxe, était conçue à travers sa représentation politique propre, le parti ouvrier, de la social-démocratie aux partis communistes. Il y a bien toujours une classe ouvrière (à quoi on peut ajouter la grande masse des employés), une classe qui a des réflexes de classe et une conscience de classe, mais plus aucune représentation politique apte à l'exprimer. Et il faudrait s'interroger sur cette importante transformation qu'on ne peut pas toujours mettre, comme le fait la gauche radicale et le gauchisme sur le compte de la "trahison" des dirigeants des vieux partis ouvriers.
Un troisième aspect, souvent méconnu du marxisme traditionnel, à l'exception peut-être de Gramsci, est que l'opposition entre prolétaires et capitalistes recoupe largement une opposition plus large entre les "grands" et le "peuple" pour parler comme Machiavel et que cette opposition se cristallise souvent sur la question de la nation pensée, à tort ou à raison, comme point de résistance à un capitalisme "globalisé". Or cette question est le point aveugle de la gauche, passée de l'internationalisme - qui suppose des nations - à un mondialisme branché parfaitement adapté à la nouvelle "classe capitaliste transnationale" (pour reprendre l'expression de Leslie Sklair).
Au total, le concept de lutte des classes peut rester opératoire à condition d'être profondément repensé et de sortir des schémas "ouvriéristes" qui ont servi de catéchisme à la plupart des organisations se réclamant de Marx.
Texte complet de l'entretien "Quatre questions sur Marx": ici