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[Carte blanche] Philippe Jaccottet, lecteur et traducteur de Mandelstam, par Alain Paire

Par Florence Trocmé

Comme de nombreux lecteurs francophones, Jaccottet prit connaissance de l'œuvre d'Ossip Mandelstam au début des années soixante-dix lorsque parut Contre tout espoir, le premier tome des Souvenirs de Nadejda Mandelstam. Sa première découverte fut en 1972, dans le vingtième et dernier cahier de L'Éphémère Le Voyage en Arménie qu'André du Bouchet avait traduit en compagnie de son fils Gilles, sous le pseudonyme de Louis Bruzon. Après quoi, survint pour Jaccottet un choc encore plus décisif, lorsqu'il appréhenda en 1975, grâce à la version donnée par Jean-Claude Schneider dans la revue Argile, une suite de textes parmi lesquels figurait le grand poème de Mandelstam "Je me suis lavé, de nuit, dans la cour". 
 
Cette découverte fut aux yeux de Philippe Jaccottet proprement bouleversante. Pour parvenir à lire, traduire et aimer pleinement l'œuvre d'Ossip Mandelstam, Jacottet résolut d'apprendre en l'espace de deux années le russe, une langue dont il ignorait tout, avec de temps à autre l'aide de son ami Louis Martinez, un enseignant de russe de la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, par ailleurs traducteur de Pasternak, de Siniavski, de Soljenitsyne et d'Akhmatova. En compagnie de Jean-Claude Schneider et de Louis Martinez, Jaccottet œuvra pour la publication voulue par Florian Rodari d'un numéro Ossip Mandelstam de la Revue de Belles-Lettres de Genève dont la parution s'effectua en 1981, quelques mois après le décès de Nadedja. Dans ce cahier de la RBL, on trouve la traduction par Jaccottet de trente-trois poèmes ainsi qu'un article titré Quelques notes à propos de Mandelstam. Cet article est repris en pages 172-182 d'Une transaction secrète (éd Gallimard, 1987). Les poèmes traduits dans la Revue de Belles-Lettres par Jaccottet, Martinez et Schneider figurent tous, avec une postface de Florian Rodari dans le recueil Simple promesse édité par La Dogana : un peu plus de 1500 exemplaires avaient été imprimés en 1994, leur seconde édition vient de s'effectuer. 
 
C'est l'intégralité de l'article de Jaccottet qu'il faudrait ici transcrire. Son étude débute par un commentaire du poème Je me suis lavé, de nuit, dans la cour. « Je trouvais dans ce peu de mots, d'abord, le précipité poétique de choses réelles, appartenant au monde extérieur, un tonneau, une porte avec son verrou, du sel, une hache, de la toile (et peu importait qu'elles ne fussent pas nécessairement sur le même plan) ; avec cela, ces autres choses visibles, plus vastes, mais usées par l'exploitation lyrique au point d'être devenues presque imprononçables : l'eau, la nuit, le ciel, les étoiles, la terre. Et ces choses vastes reprenaient vigueur et vérité à la fois parce qu'elles se rattachaient aux premières, plus modestes, domestiques, particulières, et parce qu'elles étaient éprouvées et énoncées "en conscience" dans toute leur rudesse ; l'eau noire et glacée, les étoiles grossières, la terre rude"..."Nul apaisement, nulle harmonisation des contraires à la fin ; pas davantage de ces fortissimos ou pianissimos finals qui leurrent l'oreille et l'esprit. Au contraire, une dureté accrue, comme si le monde était devenu de pierre noire, sols, murs et toit, mais aussi de la matière la plus intègre. Oui, j'ai éprouvé de poème comme un bloc de nuit, dur, froid, mais en même temps cette dureté, ce froid sont un baptême brutal, ce noir est beau comme un morceau de charbon, le malheur même, la mort ont une force de présence, une compacité que je ressens ici comme belles, pleinement approuvées par le cœur ». 
 
Ensuite, tout en faisant des rapprochements avec Dante et Jean-Sébastien Bach, Jaccottet évoque longuement l'Ode écrite au crayon d'ardoise ainsi que le poème de L'homme qui trouve un fer à cheval dont on peut relire dans Poezibao la traduction de Louis Martinez. Voici deux extraits de la conclusion de son article : « Considérant l'œuvre d'un peu plus loin, il me semble que ce n'est pas seulement dans ces très beaux poèmes des années vingt à trente, mais dans nombre d'autres moins connus (au contraire de ce qui se passe tout au début de l'œuvre, émerveillant par la délicatesse du toucher : écume, dentelle, givre et buée), que se produit entre le poète et le dehors une sorte de heurt qui, même douloureux, est toujours une sorte de plénitude. Comme on se réjouit de toucher du talon le rocher, parce qu'on en retire une espèce de preuve, d'énergie. Et c'est évidemment dans un tel monde que vivent bergers et cavaliers, les patients et les fougueux ».... 
 
... "Déjà ce n'est plus moi qui chante, c'est mon souffle" dit un poème de février 1937 où il ajoute ceci, d'une force extraordinaire et qui confirme ce sentiment de fusion : "L'ouïe dans un fourreau de montagne, la tête sourde". Et un poème antérieur, les Stances de mai-juin 1935, disait aussi : 
 
Et dans ma voix après l'étouffement 
Sonne la terre - ma dernière arme - 
La sèche moiteur des hectares noirs. 
 
S'il y avait encore entre la neige désirée et la bouche, dans l'Arménie, une fraîche et merveilleuse distance à apprivoiser "au pipeau", au printemps de 1937, à Voronèje, lorsque Mandelstam porte à ses lèvres le "gluant jurement des feuilles" et la "terre parjure", on ne sait plus, je ne sais plus, quant à moi, si c'est la faim de vivre ou l'horreur de l'étouffement qui l'emporte. 
 
On lit dans les très âpres Fragments de poèmes détruits de 1931 ces vers :  
 
La langue-ours tourne sourdement  
Dans la tanière de la bouche ... 
 
Voilà la force sauvage, indomptable (la "toison crépue" qui sert au poète de lyre, après l'écaille de tortue grecque) qui habite les bâtis de bois et de pierre de Mandelstam, et pour laquelle il a été écrasé, en vain, puisque sa parole resurgit aujourd'hui comme l'eau des torrents qui claque en coup de fouet au visage". 
 
 
[Alain Paire] 


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