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[anthologie permanente] Ossip Mandelstam

Par Florence Trocmé

Non, ce n'est pas de la migraine, mais donne-moi le bâton de menthol, 
Ni les langueurs de l'art, ni les couleurs de l'espace joyeux ... 
 
Ma vie a commencé dans l'auge humide de grasseyantes paroles, 
Elle a continué en tendre soie de lampes à pétrole. 
 
Puis quelque part dans la datcha, dans le livre chagrin du bois, 
Elle a pris feu dieu sait pourquoi, en énorme incendie lilas. 
 
Non, ce n'est pas la migraine, mais donne-moi le bâton de menthol,  
Ni les langueurs de l'art, ni les couloirs de l'espace joyeux ... 
 
À travers des verres de couleur, ensuite, j'entrevois péniblement :  
Une terre comme calvitie rousse, un ciel comme massue menaçant ... 
 
Plus loin encore cela m'échappe, plus loin c'est comme en guenilles, 
Une vague odeur de résine et comme d'huile de baleine rancie ... 
 
Non, ce n'est pas la migraine, mais le froid de l'espace asexué,  
Le cri de la gaze qu'on déchire, le roucoulis de la guitare phénolée ... 
 
  23 avril - juillet 1935, Voronèje 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 112 de Simple promesse, (éditions La Dogana).  
 

 
L'homme qui trouve un fer à cheval 
 
Regardant la forêt nous disons : 
Voici la futaie à vaisseaux et mâtures, 
Les pins roses, 
Jusqu'à la cime dépouillée de leur fardeau floconneux, 
Bien dignes de grincer dans la tempête, 
En arbres solitaires, 
Dans un air furieux, déboisé ; 
Rivés au pont dansant du navire, 
Ils garderont leur aplomb sous les talonnades salées du vent. 
 
Et le navigateur 
Dans sa soif débridée d'espace, 
Traînant par les cahots humides son frêle instrument de géomètre, 
Confrontera à l'attirance du giron de la terre 
La surface rêche des mers. 
 
Et nous, humant l'odeur 
Des larmes résineuses qui suintent à la coque du navire, 
Admirant ces planches 
Rivetées, composées en étanches cloisons 
Non par le charpentier de Bethléem mais par l'autre 
- père des voyages et ami du marin -  
Nous disons :  
Ils ont eux aussi connu la terre 
mal commode comme l'échine d'un âne ; 
Alors, de toutes leurs cimes, ils oubliaient leurs racines, 
Sur quelque illustre cordillère 
Et bruissaient dans l'averse fade, 
Proposant vainement au ciel d'échanger contre une pincée de sel 
Leur noble fardeau. 
 
Par où commencer ? 
Tout craque et tout tangue. 
L'air frémit de comparaisons. 
Nul mot qui n'en vaille un autre, 
La terre gronde de métaphores 
Et les agiles carrioles, 
Attelées à des nuées voyantes d'oiseaux épaissies par leur effort, 
S'émiettent 
A vouloir rivaliser avec les favoris hennissants de l'antique hippodrome. 
 
Heureux trois fois qui dans le chant fera entrer un nom ; 
Parée d'un nom sa chanson 
Vit plus longuement parmi ses compagnes, 
Reconnaissable au bandeau de son front 
Qui la préserve de la folie, de tout parfum entêtant, 
De l'approche du mâle 
Comme de la senteur laineuse d'une bête puissante 
Ou de l'odeur du thym écrasé entre deux paumes. 
Parfois l'air est obscur comme l'eau et toute vie y nage, poisson 
Écartant des nageoires la sphère 
Compacte et souple, à peine tiédie - 
Cristal où se meuvent des roues et des chevaux s'effarouchent, 
Humide terreau de Nérée, chaque nuit relabouré 
A renfort de fourches et de tridents et de houes et de charrues. 
L'air est pétri d'une pâte aussi dense que la terre - 
On n'en peut pas sortir et il est dur d'y entrer. 
Un frisson parcourt les arbres comme un battoir vert ;  
Les enfants jouent aux osselets avec des vertèbres d'animaux morts. 
Le comput de notre ère touche à sa fin. 
Merci pour ce qui fut : 
Moi le premier je me suis trompé, j'ai perdu le fil et le compte. 
Notre ère tintait comme une boule d'or, 
Creuse, lisse, que nul ne soutenait, 
Et répondait au moindre attouchement par "oui" et "non". 
C'est ainsi qu'un enfant vous répond :  
"Je te donnerai" ou "je ne te donnerai pas cette pomme" 
Et son visage est l'empreinte fidèle de la voix qui prononce ces mots. 
 
Le son vibre encore quand la cause du son a disparu. 
Le cheval gît dans la poussière, il hennit, couvert d'écume, 
Mais la torsion violente de son cou 
Garde mémoire de la course aux foulées gaspillées, 
Lorsqu'il avait non pas quatre membres 
Mais autant qu'il y a de pierres sur la route, 
Quadruplement relayées 
A chaque rebond sur la terre de son amble brûlant. 
Ainsi l'homme qui trouve un fer à cheval 
Souffle pour en chasser la poussière 
Et le frotte avec de la laine jusqu'à le faire briller 
Ensuite 
Il l'accroche à sa porte 
Pour lui donner du repos 
Et ce fer n'arrachera plus d'étincelles au silex. 
Les lèvres d'hommes 
qui n'ont plus rien à dire, 
Gardent l'image du dernier mot proféré, 
Comme, dans notre main, demeure le sentiment d'un poids 
Alors que la cruche s'est à demi vidée sur le chemin de la maison. 
Ce n'est pas moi qui dis ce que je dis là, 
Ce sont des mots extraits de la terre comme des grains 
d'un froment pétrifié. 
 
Certains sur des monnaies figurent un lion, 
D'autres une tête ; 
Cuivre ou bronze, ces pastilles 
Ont même honneur dans la terre où elles gisent. 
Le siècle, à vouloir les éprouver, y a imprimé ses dents. 
Le temps me rogne comme une pièce de monnaie 
Et je me fais à moi-même défaut. 
 
  1923 Moscou 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Louis Martinez, pages 54 / 57 de Simple promesse, (éditions La Dogana).  
 

 
Sur la terre vide clochant malgré elle 
D'une démarche irrégulière et douce, 
Elle va, devançant un petit peu 
Sa rapide compagne et l'ami plus âgé à peine. 
Ce qui l'entraîne est la légère entrave 
De cette infirmité qui vivifie,  
Et l'on dirait que voudrait s'attarder 
Dans sa démarche le soupçon lucide 
Que cette journée de temps printanier 
Nous est l'aïeule de la voûte du tombeau 
Et que tout commence éternellement. 
 
Il est des femmes proches de la terre humide. 
Et chacun de leurs pas est un sanglot sourd. 
Leur vocation est d'escorter les morts 
Et, les premières, d'accueillir les ressuscités. 
C'est un crime d'en exiger de la tendresse. 
Au-dessus de nos forces de nous en séparer.  
Ange aujourd'hui, demain ver du tombeau, 
Après-demain -  simple contour, à peine.  
Ce qui fut notre pas sera hors de portée, 
Les fleurs seront immortelles. Le ciel d'un seul tenant. 
Et ce qui adviendra : simple promesse. 
 
  4 mai 1937, Voronèje. 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 143 de Simple promesse, (éditions La Dogana).  
 

 
Je me suis lavé, de nuit, dans la cour, 
Le ciel brillait d'étoiles grossières. 
Leur lueur est comme du sel sur la hache,  
Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit. 
 
Le verrou est tiré sur le portail 
Et la terre, en conscience, est rude. 
De trame plus pure que la vérité 
De cette toile fraîche, on n'en trouvera pas. 
 
Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel 
Et l'eau glacée se fait plus noire,  
Plus pure la mort, plus salé le malheur, 
Et la terre plus vraie et redoutable. 
 
  1921 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Philippe Jaccottet, page 47 de Simple promesse, édition La Dogana. 
 
 
[choix d’Alain Paire] 
 
Ossip Mandelstam dans Poezibao :  
biobibliographie, extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4, extrait 5 


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